« Tout dit le renoncement qui conduit vers le Même. Le renoncement ne prend pas, mais il donne. Il donne la force inépuisable du Simple. Par l’appel, en une lointaine Origine, une terre natale nous est rendue. »

Martin Heidegger, « Le Chemin de campagne », in. Questions III et IV.

Giorgio Caproni, poète toscano-ligure est né à Livourne en 1912 et décédé à Rome en 1990. Dès les années 1932-1935, ses premiers vers sont écrits dans les recueils intitulés Comme une allégorie, Bal à Fontanigorda (1935-1937), Fictions (1938-1939), Ephémérides (1938-1942). Il commence à publier dans les années sombres du fascisme et de la guerre, une œuvre classée parmi d’autres du côté de l’hermétisme. Puis, cette dernière se place sous le signe du renouvellement, d’une créativité verbale constante, de métaphores qui l’amènent à des formes poétiques de plus en plus dépouillées, en utilisant des rimes internes, enjambements, interjections. L’auteur développe tout au long de son œuvre une allégorie de la condition des hommes dans leurs contradictions spirituelles, reflétant l’humeur du poète aux prises avec une réalité insaisissable.

« Sans toi un arbre ne serait plus un arbre. Rien sans toi ne serait ce qui est » poème à sa femme Rosa Rettagliata, rencontrée en 1937 à Loco di Rovegni – in. Le Comte de Kevenhüller

Caproni, poète de l’oxymore, est considéré aujourd’hui en Italie comme l’égal de Giuseppe Ungaretti, d’Eugenio Montale ou d’Umberto Saba. A Rome, il partage son temps entre l’écriture, une activité d’enseignant, de traducteur et de critique littéraire.

Il écrit Le Passage d’Énée (1943-1955), La Semence des pleurs (1950-1958), Congé du voyageur cérémonieux & autres prosopopées (1960-1964), Le Mur de la terre (1964-1975), Le Freischütz (1973-1982), Le Comte de Kevenhüller (1979-1986), Petits vers du contrecaproni (1969…), Herbe (1978), Res Amissa et autres Poèmes dispersés…

Il exprime dans toute la deuxième moitié de sa vie le thème du deuil : deuil d’une première fiancée (Olga Franzoni) morte à la veille de ses noces, puis celui de sa mère, confronté à la certitude de ne pouvoir croire en Dieu. Par un Dieu absent, tout en ne cessant d’interpeller l’idée même de ce Dieu !

« Il y a des cas où accepter la solitude peut signifier atteindre Dieu. Mais il est une acceptation stoïque plus noble encore : la solitude sans Dieu. Irrespirable pour la plupart. Dure et incolore comme du quartz. Noire et transparente (et coupante) comme l’obsidienne. La joie qu’elle peut donner est indicible. Elle donne accès – une fois tout espoir tranché net – à toutes les libertés possibles. Y compris celle (le serpent qui se mord la queue) de croire en Dieu, tout en sachant  – définitivement  – que Dieu n’est pas, qu’il n’existe pas. »

« L’œuvre poétique » de Giorgio Caproni, éditions Galaade

« L’œuvre poétique » de Giorgio Caproni, éditions Galaade

« Tu es seul avec ta conscience Tu peux – aussi – t’en passer. »

Les dix dernières années de sa vie, marquèrent le début d’une large reconnaissance nationale et internationale, probablement grâce au philosophe Giorgio Agamben, dont il se rapprocha et qui se chargea d’éditer son dernier livre inachevé, Res Amissa. Une première anthologie de son œuvre sera traduite en français et publiée aux éditions Maurice Nadeau en 1985. L’œuvre poétique, rassemble et traduit donc la totalité de ses textes poétiques tels qu’ils ont été publiés en italien aux éditions Mondadori en 1998.

« Le Néant, explique-t-on, est le non être.
Mais alors, comment alors,
le non-être peut-il être ? 
» – Dit De Pierino

Que cherche l’auteur ?

Question. « Se libérer de quoi ? Du mal qui, au plus profond de chacun, sème le désespoir ? »
Mot.«  Les mots. C’est sûr. Dissolvent l’objet. Comme la brume les arbres, la rivière : le bac. » – Les mots
Parole. « Parole. Péril. Attention ! C’est pareil. »
Rime. « Vérité inébranlable. La rime vulvaire : la porte d’où l’on sort une fois, pour y frapper toujours. »
Nom. «  Ne t’en remets pas au vent. Laisse les mots, ils sonnent creux. Un nom. Il suffit d’un seul nom pour mentir. Une couleur, Un arôme. »

Concession. «  N’hésitez pas à jeter toute œuvre en vers ou en prose. Personne n’a jamais su dire ce qu’est, dans son essence, une rose. »
Sant titre. « Il n’y a pas de tout. Il n’y pas de Néant. Il n’y a que ce qu’il n’y a pas. »
Compensation. « …Laisse-moi doucement poser ma joue lasse sur ton ventre naissant. » – A l’ombre de Torquato

« J’avais atteint le sable,
mais j’étais désormais sans forces.
Peut-être était-ce, dans mes habits,
le poids de l’eau de mes années. 
» – Epilogue, in. Le passage d’Enée

Dans les Notes, enrichies de nombreuses références par Isabelle Lavergne et Jean-Yves Masson dans cette édition, ceux-ci nous éclairent sur les différentes chronologies, versions, remaniements, apportés par l’auteur au gré des publications, notamment du long poème « Les Stances du funiculaire », Le passage d’Enée et qui occupe une place centrale dans l’œuvre de Caproni.

« Les Stances du funiculaire sont un peu le symbole, ou l’allégorie, de la vie humaine vue comme un voyage vers la mort que rien ne peut stopper. »

Scansion et reconstitution imaginaires d’une vie, « dans la brume de lait où s’évanouit l’ultime envie de demander l’heure, dans ce linceul, de demander l’arrêt. »

Dans la deuxième partie du poème Didascalie, Caproni déclarait en 1970 à la télévision italienne : « Cette homme, cet Enée, me toucha… Je vis en lui non plus le personnage classique de Virgile, mais vraiment la condition de l’homme de ma génération, seul dans la guerre, portant sur ses épaules un passé qui s’effondre de tous les côtés et tenant par la main un avenir qui ne tient pas encore sur ses jambes. »

Je vous conseille sans détours, de découvrir, de compléter ces Notes par mille et une autres choses passionnantes qui figurent dans la partie « chronologie » de l’ouvrage L’œuvre poétique, comme un voyage de l’intime, d’un auteur finalement aux prises avec le « réel », d’une œuvre singulière qui ne cessera d’interroger votre conscience sur la notion de votre existence !

(« L’œuvre poétique » de Giorgio Caproni, éditions Galaade, traduit de l’italien par Isabelle Lavergne, Jean-Yves Masson, Philippe Renard et Bernard Simeone, sortie en 2014, 1024 pages, 45€)