« Au commencement était le verbe. Mais chez moi, il y a d’abord eu les livres en plomb. Et ces livres sont intéressants dans la mesure où ils sont impossibles à lire, ils sont trop lourds, le plomb ne laisse rien passer, c’est la dissimulation totale. Une allusion à la dialectique de l’être et du néant. Dans toute chose que nous faisons, sa négation est toujours déjà contenue. Les livres en plomb sont donc des paradoxes complets. »
Une peinture de la mémoire, matière uniforme d’une blessure !
Une salle émerge par sa position centrale dans l’exposition : une chambre secrète de la mémoire, tombeau d’une pyramide, au seuil des ruines. Tel un archéologue du savoir perdu, à la manière d’un encyclopédiste du vivant, Anselm Kiefer a réalisé un ensemble de vitrines, conçues spécialement pour l’exposition. Une série de blocs de verre alignés, d’objets issus de l’atelier de l’artiste, mis en scène à la façon de poèmes surréalistes, trace recomposée, évoquant la vie humaine, désarticulée par le monde de la mort, hantée par un serpent de feu, par des nuits incandescentes de bruit et de fureur. À la recherche de La lettre perdue, selon le philosophe Gershom Scholem (1897-1982). Un alphabet divin de la Torah qui repose sur 23 lettres dont une seule est devenue invisible ; le jour où cette lettre manquante réapparaîtra, les malheurs du monde cesseront.
Les mythologies nordiques et kabbalistiques de la Création, les grandes figures de la culture allemande (Wagner, Heidegger…) et la poésie (Paul Celan et Ingeborg Bachmann) nous donnent à voir une peinture savante, une plaie toujours ouverte de la barbarie aux mythes fondateurs, jusqu’à l’ésotérisme comme ultime recours à la beauté. Une mémoire résurgente du temps par les flammes d’un enfer où la terre ne « fleurit » que les corps en lévitation, couchés sur les cendres qu’elle ne peut plus digérer !
Une Cosmogonie déportée en quelque sorte…
La poésie, les mots de Paul Celan hantent l’œuvre d’Anselm Kiefer ; les livres calcinés sont autant de stèles qui font écho à la couleur grise, terne du paysage, aux coulures de la terre, aux brins de paille, au tiges fragiles des jours inscrites sur le mur du cachot, à l’épaisseur de la peinture – aux lignes de fuite du temps qui renvoient toutes à la poésie et ont̀ la sonorité́ de son auteur. Anselm Kiefer nous invite à la rencontre, à nous tenir debout, face au tout mêlé. Au milieu du chaos, dans l’ultime secret du cheminement de l’exil, à l’écoute du silence de l’être-étranger, de l’interrogation d’être au monde. À l’autre enfin, celui tel le mal, qui détruit tout sur son passage !
Nous sommes tous des étoiles aux vents contraires. Avec l’œuvre d’Anselm Kiefer mise en abîme au Centre Pompidou, c’est comme si le peintre interprétait la pensée d’Ingeborg Bachmann qui écrivait : « On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité » en : On doit exiger de lui, qu’il affronte la vérité !
« Là où l’on brûle les livres, on finira par brûler des hommes. » – Heinrich Heine
Anselm Kiefer est un alchimiste, qui transforme le plomb en livres, des livres en peinture, des photographies en livres, des sensations en peinture, ses toiles découpées en feuilles puis reliées peuvent aboutir à un livre, en corps de femmes de l’antiquité, une folie « obstinante » en une œuvre labyrinthique, puisqu’au commencement était LE LIVRE… Sans texte véritable, ayant pour vie propre de ne pas être édité, mais relevant du caractère de l’œuvre intime, privée. Le livre, est toujours annoncé par un titre, se rapportant à un thème, celui de la place des hommes dans l’histoire, de leur relation avec le cosmos, à la sexualité, aux femmes, à la spiritualité, nimbé de poésie de couleur par ses aquarelles pour l’ouvrage Voyage au bout de la nuit, faisant de chaque livre une quête essentielle, existentielle et formelle. Un champ de création expérimentale plutôt que qu’un laboratoire pour sa peinture.
Nourries par sa pratique artistique dès l’origine, ses premières œuvres comme L’Inondation d’Heideberg, sont des livres et non des tableaux : « C’est une chose à mi-chemin entre la sculpture et le tableau. […] Il est un répertoire des formes et une manière de matérialiser le temps qui passe. Pour moi chaque livre recèle une onde qui se déploie, formant une vague que je donne à voir lorsque je tourne les pages ou que je les mets en scène. Il fait partie de la mer. Son aspect esthétique, son aspect matériel m’intéressent beaucoup » – Entretien d’Anselm Kiefer avec Pierre Assouline, éditions du Regard, 2007.
Anselm Kiefer se plaît à nous conter une anecdote : il aurait acheté la toiture en plomb de la cathédrale de Cologne au début des années 1980. Plus intéressante est sa signification cachée, même si le plomb est considéré comme la matière première des alchimistes dans leur quête vers la transmutation. Ces livres singuliers, le sont tant pas leur matérialité que par les sujets traités, par la dimension des feuilles, leurs poids. À l’image en somme de son travail entre 1989 à 1990, rassemblé dans deux bibliothèques monumentales en plomb et appelé Mésopotamie – La Papesse et La Brisure des vases ; séparées entre elles par des parois de verre brisé. Cette manifestation du savoir, renvoie directement au mythe kabbalistique de la Création divine selon Isaac Luria ; c’est-à-dire « à la phase du déploiement des Séphiroth, lorsque la lumière divine, trop forte pour s’incarner, brise les vases qui représentent les attributs de Dieu ». Ses livres interpellent nos sens et notre savoir pour un contenu qui reste pourtant inaccessible, une connaissance sacralisée, une aventure des écritures !
Mais alors, peut-on considérer la peinture d’Anselm Kiefer comme une page d’un livre forcément grandiose si l’on compare les pages d’un livre classique à la dimension des livres de l’artiste ? Césure d’un temps que l’artiste aurait voulu nous faire partager comme un arrêt sur image, d’une page d’éternité, un atome de plomb dans le bromure d’argent qui n’est autre que la réalité de sa propre mélancolie ?
Cette vérité, ensevelie, cachée aux portes du cosmos ne pourrait-elle être diffusée ? Transmise que par son créateur lui-même. Avec cette exposition, on a l’impression que les peintures d’Anselm Kiefer sont à l’image d’un codex ramené de sa conscience : un déploiement du sens premier. Une parole recueillie, sédimentée, dont l’épaisseur de la peinture n’est autre que les poussières d’étoiles ramenées lors de ses voyages. De la nature même, d’un livre ouvert sur la matière noire. Une histoire de la souffrance, un livre sur la vie qui une fois comprise dans sa généalogie doit être vécue comme une urgence au bonheur : Le temps circulaire des astres, des mers et de la femme, 2006 – aux sourires de ceux que l’on aime, disposée en chœur, puisée au fond inaccessible des cœurs. Sous peine d’écrasement sous le propre poids de l’existence, sous le symposium des guerres sans fin !
Ou, est-ce tout simplement l’impossibilité pour Anselm Kiefer de devenir un écrivain ? A-t-il su fermer le livre pour le rendre sacré ? La matérialité de l’écrit passe par des fragments de pages, un pluriel des mots dans le ciel de la pensée et ne se résume pas à l’épaisseur muette de son histoire, au « dos » de son secret, mais à sa révélation, par la mise en matière picturale de son image symbolique. À sa réception, qui n’est autre que la voie de la libération de chaque homme habillé de son infortune.
Anselm Kiefer annonce à sa façon la fin d’un monde. Il est certain que l’artiste a trouvé la lettre capitale tant attendue et qu’il se joue de notre regard en la cachant dans une de ses toiles, dans une page de ses livres. Son œuvre est la manifestation d’une volonté surhumaine d’absorption du mal pour permettre la renaissance de chacun, pour accueillir debout le bien et le pardon, rien de moins !
En lévitation au-dessus de la terre,
l’homme peut,
si il est prêt,
vivre son livre à cœur ouvert
et aborder un nouveau cycle de vie.
Les fleurs ne sont pas toutes faites de cendres !
Et la pluie de la nuit
ne les font pas grandir
bien au contraire !
Au commencement était une fin…
Au commencement était la lumière…
(« Anselm Kiefer », Centre Pompidou, du 16 décembre 2015 au 18 avril 2016, https://www.centrepompidou.fr/ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)