« Le style fondamental de mon écriture a été de partir de mes problèmes personnels et de les relier avec la société, l’état, et le monde. »
Pour en finir avec le nucléaire et l’atome, « symbole de la soumission de l’homme à la violence ». Pour que nous accompagnions peut-être l’homme jusqu’à ses racines, l’arbre de la vie, des mémoires, nature fertile, nature de tous les possibles et de toutes les beautés, comme une guérison tranquille, comme une fleuraison. Comme pour continuer à penser, panser les vivants, pour que naisse une pensée blanche face à la suie de la destruction. Face à l’interrogation de ces échecs dans le domaine politique et écologique. Malgré un engagement de chaque instant qui le conduit, en juin 2012, à présenter au Premier ministre du Japon, une pétition de sept millions de signatures appelant à l’abandon du nucléaire.
En 2004, il crée avec d’autres intellectuels progressistes comme Shunsuke Tsurumi et Yôichi Komori, l’Association pour l’article 9, pour défendre la constitution pacifiste du Japon. Devenu en quelque sorte la conscience morale du Japon, rétrospectivement, il s’interroge sur la nécessité de ses actions, comme une suite de combats inutiles, puisque rien ne change !
« Être démocrate a toujours été l’idéal de ma vie », écrivait Ôé en 1988. « Je souhaite vivre autant que possible à l’écart des autorités de la terre et du ciel (…). Mais en même temps, j’éprouve aussi le désir d’offrir en holocauste, en dernier ressort, mon âme et mon corps de démocrate. »
Cette édition en Quarto, parue chez Gallimard, réunit une vingtaine de ses romans, « une tectonique des plaques » où se chevauchent sous de puissants frottements des pressions sociales, des plus sombres désirs et conditions humaines, avant que ceux-ci ne disparaissent dans les cassures brusques du temps, dans l’absolu du néant.
L’œuvre d’Ôé est donc à découvrir au prisme de l’Histoire et de l’histoire de son l’auteur qui l’ont façonné. Né en 1935 dans un hameau ancestral de l’île de Shikoku, Kenzaburô Ôé, le jeune homme s’installe à Tokyo pour étudier la littérature française. La capitulation face aux forces alliées, l’allocution radiodiffusée par cet empereur dont la grande majorité des Japonais n’avait jamais jusqu’alors entendu la voix, puis une année après l’inscription dans la Constitution que le Japon serait désormais une nation pacifique et démocratique renonçant à la guerre sont autant d’événements fondateur pour le jeune homme. Une « seconde naissance » comme il l’écrira en 1965 – porteur d’un sens d’une révélation quasi religieuse et qui l’orientera probablement tout au long de ces années à définir, à incarner un portrait idéal de l’homme Japonais, une « habitude d’être » : le Moi, d’un Japon ambigu.
Avec Ôé, nous avons l’impression que l’homme est comme une balle de ping-pong, quand il entre dans l’eau il se fait une place dans le liquide mais qui ne change en rien sa structure. Et quand cette petite boule blanche en a assez avec cette apesanteur artificielle, entre l’eau et l’air, sous l’action du temps, des marées, des coups de raquettes désordonnés mais puissants, elle se perce, et tombe comme une plume d’un cygne pour rejoindre au fond, les âmes qui composent cette matière noire de l’univers. Passage permettant à la conscience, d’être corps, infligeant la violence du vide à celle du corps subissant, les différentes pressions pendant sa chute. Vision phosphorescente de pétales de cerisiers en fleur plongés dans la nuit des profondeurs, illuminant l’espace insaisissable de mille lueurs. Comme pour mieux annihiler l’angoisse de la mort et du vide et ainsi permettre à l’eau qui recouvre toute chose et de reprendre sa forme initiale, comme une voix du silence, dans le silence des voies qui se perdent.
« … Ainsi influencé par l’humanisme de Watanabe, je souhaite que mon Œuvre de romancier guérisse ceux qui s’expriment à travers les mots et ceux qui les reçoivent, des maux individuels et des maux de leur temps, et qu’elle panse les blessures de leur âme. J’ai dit que nous étions déchirés par l’ambiguïté d’être japonais, mais c’est avant tout pour adoucir et guérir ces souffrances et ces blessures que j’ai poursuivi mes efforts dans le champ de la littérature. C’était dans une prière que j’adressais à mes camarades qui partagent la langue japonaise et mes orientations. Permettez-moi une fois encore de me référer à ma vie privée. Mon fils, qui présente un handicap mental, étant passé du chant des oiseaux à la musique de Bach et de Mozart, en est parvenu à composer ses propres œuvres. Ses premières piécettes étaient parsemées de frais éclats et d’expressions de joie, comme un brin d’herbe scintillant sous la rosée. Il paraît que le mot innocent provient de in et de noceo, et signifie qui ne blesse pas. La musique de Hiraki est vraiment le flux naturel de son innocence.
Or, à mesure que Hiraki poursuit ses compositions, le père que je suis n’a pu s’empêcher d’entendre dans sa musique la voix de son âme sombre qui émet des cris et des sanglots. Un enfant handicapé mental a fait de la composition son habitude d’être au prix d’un effort qui est à sa mesure, mais n’en est pas moins intense. Sa technique s’est développée et sa conception a gagné en profondeur. Ce fait même m’a permis de découvrir, au fond de son cœur, une masse de tristesse assombrie que les mots avaient été incapables de sonder jusqu’alors.
Pourtant cette voix d’une âme sombre qui émet des cris et des sanglots est belle, et il est clair que l’acte même de la faire entendre en musique adoucissait et guérissait la masse de tristesse assombrie. En outre, la musique de Hiraki a adouci et guéri les maux des auditeurs japonais de son temps et a été amplement accueillie comme telle. Je trouve là un fondement qui m’autorise à croire au curieux pouvoir de guérison de l’art. Même si cela reste à vérifier, j’aimerais m’appuyer sur cette croyance pour souffrir sourdement dans ma faible personne, si je le puis, tous les maux de l’humanité accumulés au cours du développement monstrueux de la technologie et de la communication au XXe siècle. À partir de la périphérie du monde où je me trouve et d’où je pourrais avoir une vue générale sur la guérison et la réconciliation de l’humanité entière, j’aimerais savoir quelle contribution à la fois décent et humaniste peut lui être apportée. » – Discours du prix Nobel, Kenzaburô Ôé, 1994.
Au fond, Ôé veut sans nul doute nous interroger sur l’importance de ce que nous laissons par la transmission de l’enfance comme vérité vitale au nom d’une absurde violence dont nous sommes responsables et dont l’espace de mort nous environne, jalonnant nos pas et qui si on n’y prête pas garde, nous soumettra si le pas devient hésitant, fragile, si l’espace court et limité par la distance de notre respiration, il devient difficile simplement de marcher, de poser un pied devant l’autre. Seul le regard aimé sous le signe du pardon peut nous faire traverser la rive de notre existence pour retrouver :
« …Parmi les légendes de ma forêt du Shikoku,
Il y avait celle de notre Arbre.
Ceux qui vivent et meurent dans la vallée,
Ont chacun leur Arbre dans la forêt.
Quand quelqu’un meurt,
Son âme s’élève,
Et rejoint la racine de son Arbre.
Quand le temps a passé,
Elle redescend dans la vallée,
Et trouve un bébé nouveau-né.
Quand sous son arbre,
Un enfant le souhaite du fond du cœur,
Il arrive que lui-même, plus âgé,
Vienne lui rendre visite… » – Extrait, « Un chant du souvenir », Kenzaburo Ôe
L’arbre et le livre sont reliés par les âmes qui les font vivre, le livre est l’arbre, fragile mais guidant chacun de nous vers les nuages. Tout comme les hommes et la nature, la nature de l’homme ne peut vivre sans racines fussent-elles celles qu’il se construit après la destruction.
« … Affirmer sa négativité,
Ce n’est jamais adhérer,
Ni aux vagues espoirs,
Ni jamais au désespoir…
Tout est nouveau pour
L’enfant d’un an, innocent,
Qui tâtonne éperdument. » – Extrait, « Un chant du souvenir », Kenzaburo Ôe
Le cœur en est la sève de raison !
(« Œuvres » de Kenzaburô Ôé, éditions Gallimard, traduit du japonais, Coll. Quarto, 65 ill., sortie septembre 2016, 1344 pages, 31€)