Cette clé, Michel Surya vous la tend. Son essai biographique, « Georges Bataille, la mort à l’œuvre » (volume 390 de la collection « Tel », éditions Gallimard), édition revue et augmentée depuis sa première diffusion en 1987, a obtenu le tant convoité Goncourt de la biographie. C’est donc avec un cri fébrile que l’on (re)découvre, entre ses pages, le parcours d’un homme dont la phrase n’est que parenthèse.

L’art du sous-entendu terrible, Georges Bataille (1897-1962) le poussera très loin et en paiera le prix élevé : celui du silence. Dans un paysage intellectuel français majoritairement judéo-chrétien et hypocrite, qui déblaie la voie au Nouveau Roman mais n’entend que les vieilles badernes, le ton est aux avancées optimistes, aux progrès de la raison, au jugement, tout autant qu’aux remontrances faciles. Cette politique de l’autruche, Bataille en fera son lit, avant d’en faire son linceul. De son vivant même, l’un de nos plus grands penseurs et philosophes, cet inspiré « pornographe cérébral » n’était considéré que du petit nombre que n’effrayaient pas ses théories.

Maître d’œuvre hors-pair de cet immense terrain de ruines, Michel Surya y donne à lire la vie, l’œuvre et la mort de celui qui invita, non pas, comme tant d’autres, à labourer le champ lexical et sémantique à l’origine de nos systèmes de valeurs, mais bien à enfreindre tous les principes qui en sont les fondements, à l’exclusion du plus intime d’entre eux : le principe d’extase. Extase mystique de l’aspirant séminariste, extase cérébrale de l’intellectuel en bourre, enfin extase existentielle de l’homme face au chaos de la vie et son corollaire : la folie. Fou, Georges Bataille l’était à sa manière (en réalité, ce mal semblait frapper peu ou prou les deux branches familiales), mais qui était d’une pose et d’un questionnement incessant, plutôt que d’une démence délétère et stérile d’où il ne serait sorti rien, sinon des tessons de mots vides de sens et dénués de substance. Sa matière était le gouffre. La mort et le sexe, ses outils. Non point la pulsion de mort si chère au Docteur Freud, mais l’intersection où s’appellent la grâce et la souillure.

"Georges Bataille, la mort à l’œuvre", éditions Gallimard

« Georges Bataille, la mort à l’œuvre » de Michel Surya, éditions Gallimard

Cloué au pilori par une censure qui n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle sape les idées, saint Georges, après son illustre homonyme, pourfendit les dragons de l’ordre établi et du déni. Ses ayants-droits, un temps, l’admirèrent. C’est à un autre avatar, saint Michel Foucault, que l’on doit le plus sincère éloge à son propos. Or, ce que les études foucaldiennes mettront plus tard simplement au jour, le fossoyeur Bataille le portât en ombres jusqu’en un point inabrité de ténèbres et d’extrême radiance. Là où gît la mort, souffle la vie. C’est encore sous cet aspect-ci que l’on peut appréhender le sous-titre (emprunté au « Georges Bataille politique », de Francis Marmande) qui pèse sur le livre. Car, avant d’être pris pour une sorte de Jean Foutre obscène de l’abîme, parent honteux de la lointaine philosophie, Georges Bataille descendit au fonds du puits avec la foi du charbonnier, remontant colifichets jaunis et pendentifs spirituels. L’habitait une pensée de haute sève, lustrée sous la dent, mais comme extraite des caillots de la mine et brute de fonderie. Et saint Georges d’en excaver des pépites !

Il voulait être moine, sa religion serait de décortiquer le pourquoi du vice, universel et vestigial, d’être au monde. Résiliente, sa foi n’en sera pas moins au service d’un Idéal : comprendre. De connivence avec Sade et d’accointance avec Maupassant dont il partageait, pour l’un le commerce du stupre, de la mort et de l’horreur, pour l’autre la vision de l’anéantissement de soi dans les plaisirs de la chair et la malédiction syphilitique, Bataille lança sa vie durant une bouteille à la mort, espérant qu’il y ait quelqu’un de l’autre côté. Sa biographie (qui fait désormais référence) est à son image. Elle déterre ce qu’il y a d’invu et d’insu, ausculte les trous noirs orgastiques, croque Vénus et la Faucheuse en asymptote.

Michel Surya livre ainsi une prosopopée envoûtante et envoûtée, sabbatique de la présence du portrait peint, de la poupée vaudou, du golem d’argile et du sort holographique qu’il entend projeter, muni de l’attirail sensible de l’artificier. On ressort de cette vie rincés, sur le seuil d’une porte autour de laquelle tout se serait effondré.

Au fond, c’est peut-être ça, la philosophie : accepter de perdre une guerre pour gagner (la) Bataille.

(« Georges Bataille, la mort à l’œuvre » de Michel Surya, éditions Gallimard, Tel n°390, sortie 31 mai 2012 (réédition), 714 pages, 15,90€)

 

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