L’écriture est toujours une expédition dangereuse, dont on ne sait si l’on reviendra intact. La littérature est pleine de ces tragédies du « dire sur soi », car il n’y a pas d’autre vraie matière de l’écriture fictionnelle que soi. Quel que soit l’effort de détachement, de distanciation, d’arrachement de l’œuvre à celui (à celle) qui la produit, en fin de compte, il reste un seul réel irréductible : l’âme de l’auteur, le sang de l’auteur, le corps de l’auteur. A un journaliste qui lui demandait de parler de lui Jorge-Luis Borges répondit, c’est devenu célèbre, « Que voulez-vous que je dise de moi ? Je ne sais rien de moi. Je ne sais même pas la date de ma mort ! ». Citation fameuse qui prend tout son sens quand on lui adjoint cette autre, du même Borges, en 1970 à l’occasion de la parution de son « Autobiographie » : « De toutes façons, je n’ai jamais rien écrit d’autre qu‘une autobiographie ! »

Peut-on oublier les tragédies multiples de l’histoire de l’écriture ? Le combat quotidien de Baudelaire contre l’amertume d’un spleen qui déverse son « Poison » dans des vers sublimes et effroyables, le « suicide » littéraire de Rimbaud, la « guerre » pathétique de Joyce avec la langue dont il était un magicien incontesté, la fin d’Hemingway, de Virginia Woolf ? On n’en finirait pas d’égrener les noms de ceux, de celles, pour qui l’écriture fut/est le seul mode de survie, et en fin de compte, le seul mode de mort.

Le caractère unique de l’expérience du Horla est que ce petit conte pose la question fondatrice de toute littérature, question qui borde tout acte d’écriture authentique : Qui écrit ? On connaît les trois sources de la parole (les linguistes disent « locuteurs », quelle horreur, on dirait un effet meurtrier de l’électricité !) dans un texte écrit : un auteur, un narrateur, un personnage. Qui parle dans « Le Horla » ?

Dans une première version, très brève (« Lettre d’un fou ». 17 février 1885) le narrateur se « confesse » à son médecin : un être étrange (il ne porte pas encore de nom) est en lui, le « possède ». Dès le premier récit, Maupassant se situe dans le même autre ou l’autre même, dans « l’étrange familiarité » que Freud va pointer, quelques trente années plus tard à Vienne : l’écrivain, encore une fois, précède le « médecin de l’âme » dans un cheminement de dédoublement, au bout duquel il y a l’inconscient. D’ailleurs Freud, dans son approche du concept même d’ « inquiétante étrangeté » (Das Unheimliche, 1919), ne s’appuie pratiquement que sur des exemples issus du fantastique littéraire (En particulier, Les contes d’Hoffmann). Freud avait-il lu « le Horla » ? Nous n’en avons pas de trace attestée mais le concept – le soi hors de soi – semble directement issu de Maupassant !

Déplacement du lieu de parole dans la deuxième version (1886). Le récit du narrateur est enchâssé. Un médecin aliéniste, le Dr Marrande, fait venir un patient qui va raconter à un parterre de médecins et de savants son cas : il est habité par un être étrange etc. Ce déplacement du lieu d’émission du récit provoque, on peut le comprendre aisément, une lecture plus sereine. Maupassant se situe (il l’a fait dans de nombreux contes) dans un genre en pleine expansion en ces temps : le fantastique (Edgar Poe…), et la Science-Fiction. L’hypothèse est faite : l’être, cette fois nommé le « Horla » (Dedans/dehors. Origine normande probable « Horlaville ») est posé comme un extra-terrestre, l’espèce destinée à remplacer l’humanité. L’écriture alors est portée par un écrivain. La blessure de la folie est en quelque sorte externalisée et son récit est rendu supportable par la distance de la fiction.

Gravure extraite de "Peter Schlemihl", de Adelbert von Chamisso, 1814

Gravure extraite de « Peter Schlemihl », de Adelbert von Chamisso, 1814

Vient alors le troisième récit, celui que nous avons lu en général, le texte qui porte le titre : « Le Horla » (1887).

C’est là que tout vacille. C’est un journal intime. Le narrateur se parle donc à la première personne et les jours sont datés. Les lignes de la fiction (un récit fantastique écrit par un écrivain) et de la réalité (Maupassant, déjà ravagé par la Syphilis, est atteint des premiers signes de la folie) se brouillent, s’entremêlent, se tricotent dans une osmose si puissante qu’elles en deviennent inextricables. Le « Horla » est tellement similaire à un cas psychiatrique que les commentaires de l’époque ne surent pas où le classer ! Des journalistes assuraient sans le moindre doute que ce texte était un récit de malade, plus exactement de Maupassant malade. On trouve évidemment aussi la version opposée (qui peut parfaitement coexister avec la première) : Maupassant au sommet de sa maîtrise d’écrivain, malgré sa maladie, puisqu’il parvient à nous amener à la question même de la littérature – Qui écrit ?

A la fin de la version intitulée « Lettre d’un fou », le Dr Marrande, qui rapporte le cas, se lève et murmure : « Moi non plus. Je ne sais pas si cet homme est fou ou si nous le sommes tous les deux…, ou si,…si notre successeur est réellement arrivé. » Cette interrogation de celui qui est supposé détenir le savoir sur la folie est notre interrogation sur la littérature : Qui écrit, certes, mais aussi, à qui, de quoi ?

Le texte de Maupassant est une véritable expérience limite. L’auteur parle de la folie, de sa folie, avec les matériaux du fou, ses symptômes, ses hallucinations, son horreur intérieure. Charles Baudelaire quelque temps plus tôt nous avait menés déjà dans cette frontière impossible. Lisez (relisez) « Spleen IV » dans « Les Fleurs du Mal » :

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D’une vaste prison imite les barreaux,

Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

"Nada. Ello dira", Goya, estampe 1810-1823

« Nada. Ello dira », Goya, estampe, 1810-1823

Là encore, qui écrit ? Un fou ? Peut-être. Un paranoïaque dirait la clinique ? Peut-être. Un poète en tout cas, assurément, le plus grand de tous dans sa langue et qui fait de son symptôme le fondement de l’acte poétique.

Paul Ricoeur écrit dans « Soi-même comme un autre » (Points. Seuil) : « …dire soi n’est pas dire je. Tenu pour le réfléchi de toutes les personnes grammaticales – comme dans l’expression : le souci de soi -, le soi requiert le détour d’analyses qui amènent à articuler diversement la question qui ? Qui est le locuteur de discours ? Qui est l’agent ou le patient de l’action ? Qui est le personnage du récit ?… »

Il n’y a pas d’autre littérature que l‘argile même dont est pétri celui (celle) qui écrit. Et toute écriture authentique est une expérience extrême d’un trouble de l’identité. Avec « Le Horla », on est servi !

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