Posture liminaire : je ne prétends pas le moins du monde à « l’expertise » cinématographique dans les propos qui suivent. Cinécrates s’abstenir. Je dis seulement l’expérience itérative vécue d’un cinéphile de toujours qui n’a pu éviter de croiser Godard sans cesse depuis 1965. Comment aurais-je pu ? Le prétendu « solitaire » du cinéma français a toujours occupé le devant de la scène.

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Pour commencer, je n’aime pas le bonhomme en tant que bonhomme, à travers toutes les interviews et articles dont j’ai eu connaissance depuis des décennies : poseur, alambiqué, abscons, ennuyeux, sinistre, méprisant, infatué. Allez on en égrène quelques-unes :

– « Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible c’est un téléfilm que vous faites ». Ah bon ? Et quand vous filmez l’invisible vous faites quoi ? Du Godard, sûrement !

– « Les Américains veulent envahir car ils n’ont pas d’histoire ». Tiens donc ! Les Français, pendant deux siècles de colonisation, ont dû oublier leur histoire ?

– « L’aphorisme résume quelque chose tout en permettant d’autres développements ». M. Godard est vraiment un grand intellectuel avec une profondeur vertigineuse d’esprit !

– « La sincérité de la “Nouvelle vague”, ça été de parler bien de ce qu’elle connaissait, plutôt que de parler mal de ce qu’elle ne connaissait pas, et aussi de mélanger tout ce qu’elle connaissait ». Non ? Vous comprenez ce que ça veut dire ? Moi pas !

– « Je fais des films pour savoir pourquoi je les fais ». Mon Dieu !

"A bout de souffle" de Jean-Luc Godard - 1960

« A bout de souffle » de Jean-Luc Godard – 1960

Le jeu est trop facile, j’arrête. Godard s’est fait une spécialité dans l’art de faire du creux de la pensée une profondeur insondable. Les Cahiers du Cinéma furent la piste de départ de la « pensée-Godard » (comme on disait la « pensée-Mao-Tsé-Toung » en ces temps merveilleux !), et aucun média n’a pu y échapper depuis. La pensée-Godard est un fil ininterrompu depuis (au moins) 50 ans, mais un fil qui tue. Un mystère obsédant entoure cette période de la « Nouvelle Vague ». Chabrol en est issu, Truffaut (entre autres). Deux immenses cinéastes qui nous ont valu les plus belles œuvres du cinéma français d’après 60 (avec Jean-Pierre Melville bien sûr, qui n’avait rien à voir avec la Nouvelle Vague). Mais c’est Godard qui parle, qui occupe l’espace de la théorie, qui assomme des générations de cinéphiles d’aphorismes aussi vides que définitifs, qui médiatise tous azimuts non pas son cinéma, mais son discours sur le cinéma. Si vous réfléchissez un instant à votre propre perception de Godard, vous verrez, c’est frappant : on perçoit bien plus dans nos souvenirs ses déclarations, interviews, dissertations, coups d’éclat fracassants (Cannes 68 !) que le plaisir de scènes cinématographiques enfouies en nous !

Je n’aime pas le cinéaste. Tous mes souvenirs de jeune cinéphile d’alors sont traversés par un sentiment d’immense et interminable pénibilité. Au début des années soixante, pour un lycéen puis étudiant « intello », il était impossible d’échapper à la « godardmania ». Les Cahiers faisaient régner une sorte de terrorisme intellectuel au Quartier Latin. Qui n’aimait pas Godard était un crétin absolu. Seule la revue Positif osait à cette époque s’opposer frontalement à la pensée unique. A propos d’Une femme est une femme (1961), Raymond Borde écrivait à propos de Godard : « Gâcheur impénitent de pellicule, publiciste de lui-même, (qui) représente la plus pénible régression du cinéma français vers l’analphabétisme et le bluff plastique ». Mais en cette période tout discours anti-Godard était considéré comme une forme de sous-développement intellectuel et culturel. Borde était donc le réactionnaire borné type !

Du coup, on ne discutait pas. On y allait au Godard. Des heures d’un long ennui (merci, merci mille fois à Jean Seberg et Bébel qui, grâce à leur formidable charme, ont fait émerger A bout de souffle comme une oasis bénie dans un interminable désert !). Et qui du « hors-champ » dans Une femme est une femme, qui de l’écriture « non filmique » de Week-end, qui des « espaces blancs et vertigineux » dePierrot le Fou. Le sommet fut atteint dans la période « La Cause du Peuple » avec ce qui constitue probablement l’apogée qu’on pensait inaccessible de la nullité sur celluloïd : Classe contre Classe. Inracontable. Intransmissible. Et d’ailleurs introuvable aujourd’hui, tant mieux. Avec ça, en sortant du cinoche, il fallait en plus parler du film ! Parler du génie qu’on ne pouvait pas ne pas voir dans le chef-d’œuvre qu’on venait de se fader pendant deux heures. Parler du hors-champ, du non-dit, du non visible. Enfin bref, du non cinéma. Et ce, pendant des heures, nocturnes de préférence, comme si le pensum subi dans la salle ne suffisait pas : il fallait prolonger l’auto-torture, expliquer l’inexplicable, encenser le vide. Authentique mystère. Ou plutôt art du semblant absolu. Dans le même temps, on adorait vraiment Sam Peckinpah et son Coups de feu dans la Sierra, on vénérait Melville (Le Doulos ;Léon Morin prêtre), on adulait Billy Wilder (Some like it hot), François Truffaut (Les 400 coups Tirez sur le pianiste Jules et Jim), on rêvait d’Hitchcock (Psycho). On récitait Georges Lautner et ses Tontons flingueurs. C’est-à-dire tout le contraire de ce que nous infligeait Godard : on aimait les vraies histoires, les vrais personnages, une vraie esthétique, des acteurs employés au mieux de leur talent ! Comment pouvions-nous combiner la passion des narrations denses et haletantes de nos réalisateurs préférés et la débandade sémantique et esthétique de Godard ? Question vraiment insoluble, si ce n’est qu’en ces époques d’idéologies aussi galopantes que farfelues, nous n’en étions pas à quelques paradoxes près !

"Pierrot le fou" de Jean-Luc Godard - 1965

« Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard – 1965

Alors on s’est ennuyé. Gravement. Et le pire n’est pas là. C’est que tout le cinéma français en a été atteint de la « maladie Godard » et qu’aujourd’hui encore sa pitoyable pauvreté lui doit beaucoup. Cinéma pseudo « intello/psy », gros plans/visages interminables, vertiges des psychologies torturées, histoires profondément ennuyeuses, montages saccadés, rapports de couple filmés à n’en plus finir, sentences pseudo savantes. Du plus mauvais au moins mauvais de nos films, ils ont tous, à quelques rares exceptions près, quelque chose de Godard. Le pire bien sûr.

Finalement c’est Marianne, un des personnages de Godard (dans Pierrot le Fou) qui est la mieux à même de terminer ma chronique :

« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’m’ennuie !… »

Moi aussi, pendant de longues années, devant les films de Godard… Enfin, sauf un… à peine.