Perutz est un grand écrivain. La virtuosité que l’on connaissait du Judas de Léonard ou du Tour de cadran par exemple est ici intacte. Il est d’usage de rapprocher Perutz de Kafka. Les rapprochements spontanés ici sont plutôt du côté de Poe ou de Maupassant. Le Horla plane sur ce roman, avec cette obsession qu’avait le XIXème pour le dédoublement de personnalité. La mise en place narrative, sorte de voix off du narrateur, est un premier dédoublement énonciatif : le narrateur semble ne plus croire vraiment à ce qu’il a vécu, semble en tout cas s’en dissocier pour ne pas avoir à revivre, même en mémoire, l’épouvante qu’il a traversée. La technique est rigoureusement la même que dans la troisième et dernière version du Horla de Maupassant :
« Peut-être, âme tourmentée ! Peut-être me suis-je libéré à jamais de toutes les choses qui m’oppressent en les écrivant. Mon histoire se trouve derrière moi – une liasse de feuilles volantes – et j’ai fait une croix dessus. Qu’ai-je encore à voir avec elle ? Je l’écarte de mon chemin, un peu comme si c’était un autre qui l’avait vécue ou imaginée, un autre qui l’avait écrite, et pas moi. »
C’est l’ombre de Freud aussi qui plane sur ce roman. L’horreur n’est pas extérieure aux personnages, ils la portent en eux – comme les miasmes noirs de l’inconscient. Le livre paraîtra pour la première fois et le cadre de l’action est Vienne. Comment échapper à l’ombre du Maître ?
Derrière la mystérieuse suite de suicides qui émaille le roman, c’est la violence sur soi – « la pulsion de mort » aurait dit Freud – qui est en action. Les monstres sont en nous, plus hideux et épouvantables que toutes les créatures infernales. Ils nous observent, nous séduisent et nous étreignent, comme la musique – nous sommes à Vienne – de Brahms :
« Un scherzo, certes, mais quel scherzo ! Il débute par une gaieté horrifiante, un entrain qui vous fige le sang dans les veines. Au début, un rire fantomatique, une ronde de personnages démoniaques traverse la pièce dans une farandole effrénée et lugubre. Voilà comment débute cet étrange scherzo. Et soudain, une voix humaine se détache, seule, de cette bacchanale infernale ; c’est la voix d’une âme égarée, la voix d’un cœur étreint par l’angoisse et qui monte pour exprimer sa souffrance. »
Etrange et terrifiante affaire, enquête à la recherche d’un meurtrier récidiviste peu commun, innommable, in-incarnable. Du coup ce sont les identités même des protagonistes qui vacillent comme des lueurs de chandelle. La raison s’efface devant l’effarement, l’incrédulité. La raison … Quelle raison ?
Et Leo Perutz distille la peur avec une élégance stylistique hors pair. Ou plutôt non, un pair (un père ?) il y en a bien un ici en littérature. Et son nom c’est Guy de Maupassant. Pas de démonstration, écoutez plutôt cet écho parfait, troublant, profond à la nouvelle La Nuit de Maupassant de 1887 :
« Et pourtant quelque chose en moi me poussait à faire un grand détour pour éviter les gens qui venaient à ma rencontre. Je contournais le cercle lumineux des réverbères, je cherchais la pénombre, et quand j’entendais des pas derrière moi, je sursautais. A un coin de rue obscur, j’entendis une voiture passer lentement près de moi. J’appelai, la voiture s’arrêta, et un cocher somnolent me ramena chez moi. »
Pour mémoire, et pour rapprochement, ici un petit extrait de La Nuit :
« Une force me poussait, un besoin de marcher. J’allai donc jusqu’à la Bastille. Là, je m’aperçus que je n’avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de Juillet, dont le Génie d’or était perdu dans l’impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l’immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pour l’anéantir.
Je revins. Il n’y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d’Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J’entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J’allais. A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l’appelai. Le cocher ne répondit pas. »
Pur bonheur de lecture – pur bonheur il faut aussi le souligner de traduction de Jean-Claude Capèle. Leo Perutz est un grand écrivain, répétons-le, qui mérite bien mieux encore que le sempiternel « Kafka aventureux » dont Borges l’a affublé : un des maîtres du récit au XXème siècle. Et que le plaisir de ce livre vous donne l’envie de lire toute son œuvre !
(« Le Maître du Jugement dernier » de Leo Perutz, éditions Zulma, traduit de l’allemand (Autriche) par Jean-Claude Capèle, version poche, sortie 6 novembre 2014, 224 pages, 8,95€)