Mystère chronologique ensuite. Ce timing parfait qui fait que la sortie médiatique du livre coïncide avec la réceptivité intuitive du public à l’attendre. Sorti pour la première fois en 1935, « Gaudy Night »(« Le cœur et la raison » en français) que l’on pourrait traduire par « la nuit électrique », connut d’emblée succès et reconnaissance dans la perfide Albion. Une estime (et des ventes) qui consolidèrent dans les pays anglophones la réputation de Dorothy L. Sayers, romancière experte en coups fourrés à mi-chemin entre Agatha Christie et P.D. James.

De quel feu brûlait donc cette pépite assassine ? Au risque de s’échauffer les mains sur la quatrième de couverture récemment éditée, on était étonnés d’y lire que ce pilier des librairies bretonnes, pourtant le plus connu des romans policiers de Dorothy L. Sayers, n’avait jamais connu les honneurs d’une traduction dans la langue de Molière. Oh! really? Shocking! Cette erreur, de notre côté de la Manche, est enfin recousue. L’initiative des Presses universitaires du Septentrion revêt ainsi l’importance d’offrir au lecteur français, par l’intermédiaire de la traduction de Daniel Verheyde, l’accès à ce roman majeur des belles lettres britanniques.

« Aussi réaliste que puisse être le cadre, le seul port d’attache du romancier est le pays des rêves… » écrit Dorothy L. Sayers dans ses notes de début d’ouvrage, comme pour s’excuser des libertés prises avec « le cadre » de son intrigue. Un cadre, Oxford College, qu’elle connaît bien pour avoir été l’une des toutes premières femmes à en être sortie diplômée. Une gageure et une sacré fierté à une époque où, pour médiocres ou dissipés qu’ils soient, seuls de braves brutes ou de délicats éphèbes bien nés se voient ouvrir les vannes du savoir et de la connaissance. Balliol College et ses hysteron-proteron ne sont pas loin…

Le cœur et la raison », de Dorothy L. Sayers, Presses universitaires du Septentrion

Le cœur et la raison », de Dorothy L. Sayers, Presses universitaires du Septentrion

« Le cœur et la raison » s’articule autour de deux thèmes d’égale importance : le poids des traditions via les chapelles estudiantines et clochetons de la morale dans les années 30, et la question du couple. Ce dernier thème, abordé avec une touchante acuité, Dorothy L. Sayers l’introduit par un personnage féminin, sorte de double d’elle-même, omniprésent dans la première moitié du livre. Harriet Vane, écrivain de roman policier et ancienne étudiante à Shrewsbury College. Peu à peu, prétextant un travail de recherches sur un célèbre auteur de nouvelles fantastiques, Harriet s’immisce dans l’organisation de ces murs séculaires…jusqu’à l’arrivée inopinée de son conjoint, l’aristocrate détective Lord Peter Wimsey dont c’est ici la 10e participation amicale à une enquête de Dorothy L. Sayers.

Parviendront-ils ensemble à démêler les fils d’une intrigue aussi menaçante et ténue que les nuages qui s’amoncellent sur une Angleterre de l’entre-deux guerres corsetée dans ses traditions hors d’âge ? Mais tout le sel et le fiel conjoints de ce « Cœur et la raison » vient du frottement entre bouleversements des mœurs et questionnements intimes. Au-delà de l’outillage du roman policier avec fausses pistes, poudres de perlimpinpin et chausse-trappes, l’intrigue se fait prétexte à parler de valeurs désuètes, de la pudeur des sentiments et de la peur d’aller vers l’autre…Des préoccupations finalement très actuelles. Or, elles rappellent dans certaines pages l’élégie sentimentale d’un « Gatsby le Magnifique » que Francis Scott Fitzgerald publiait à peine dix ans plus tôt, certes avec bien moins de succès et d’estime. « Le cœur et la raison » se finit en parfait contrepoint aux lignes éloignant Daisy Buchanan et Jay Gatsby. Au grand miroir enchanté de la littérature, un livre se mire souvent dans un autre. Et nous rappelle que le sentiment est un poids-plume qui pèse des tonnes.

(« Le cœur et la raison », de Dorothy L. Sayers, Presses universitaires du Septentrion, traduit de l’anglais par Daniel Verheyde, 448 pages, 25€)