« Ordonner un chaos, voilà la création »

Ami des artistes, Apollinaire s’est révélé un acteur central de la révolution esthétique. Mais fallait-il présenter un format d’exposition classique ou imaginer, accompagner comme le fit Apollinaire en son temps, l’esprit d’un savoir réinventé ? Aurait-il été possible de proposer une version « vivante » de son héritage, une version digitale, encyclopédique, au croisement d’une connaissance qui permettrait d’émerveiller, de décentrer notre regard de l’homme à son époque, vers la liberté des médiations, méditations critiques et esthétiques de notre temps ?… Sous peine, comme le poète l’avait lui-même suggéré dans le premier ver de son poème « Zone » et qui ouvre le recueil « Alcools » (éditions Mercure de France, 1913) : « À la fin tu es las de ce monde ancien » ; une exposition du passé ouvrant vers le moderne en quelque sorte.

Pourtant, que de subtilité dans le propos et quelle audace de rendre hommage à cet auteur, à un artiste, un homme des idéogrammes, une sentinelle du regard, un artilleur du feu des arts, pour l’intégrer à la lignée des poètes, des critiques d’art et qui fut capable d’anticiper les bouleversements esthétiques de son temps en accompagnant la naissance de l’art moderne ! Laurence des Cars, signe une très belle contribution qui permet d’apporter un éclairage plus nuancé lors d’entretiens radiophoniques d’André Breton avec André Parinaud en 1952, où il décrivait la place d’Apollinaire dans l’histoire de la poésie-critique. Pour Breton, Baudelaire et Apollinaire partagent une rare capacité d’ordonnancement visionnaire, au moyen d’instruments d’arpentage mental, « deux faiseurs d’ordre et d’aventure ».

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Pourtant, si pour Apollinaire, Baudelaire fut un exemple de « liberté littéraire », Apollinaire voyait en l’écrivain une pensée trop noire, trop antimoderne dans l’âme favorisant « le pessimisme qui depuis les 19e siècle n’a cessé de hanter nos écrivains ». A cet égard, il se considérait un anti-baudelairien. Mais pour autant, Apollinaire ne rejeta pas tout, il reprit à son compte sa théorie selon laquelle :

« Le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double, bien que l’impression qu’il produit soit un […] le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est exclusivement difficile à déterminer, et d’un relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion » – Charles Baudelaire, in. Le peintre dans la vie moderne, 1863.

« C’est de la souffrance et de bonté

Que sera faite la beauté

Plus parfaite que n’était celle

Qui venait des proportions » – « Les Collines », Calligrammes.

L’exposition donne un aperçu de son univers intime, situé au 202 boulevard Saint-Germain, ses œuvres d’art primitif, les tableaux de ses amis, ses manuscrits personnels, des photographies montrent une accumulation de chefs-d’œuvre, serrés les uns contre les autres. Conçue en collaboration avec le Musée national Picasso, l’exposition met en scène par un dynamisme des couleurs, caractéristique du mouvement orphiste, l’univers esthétique d’Apollinaire à travers un parcours thématique, découvrant l’homme et son époque, la fréquentation des milieux littéraires et artistiques qui l’amène à côtoyer Derain, Vlaminck, le Douanier Rousseau, Matisse, Picasso, Braque, Delaunay, Paul Guillaume et sa muse Marie Laurencin… De nombreux peintres réalisent d’ailleurs des portraits de l’auteur : l’œuvre de Picasso intitulée « L’homme à la guitare » qui lui elle avait été offerte en guise de cadeau de mariage, mais aussi celle de Giorgio De Chirico en 1914, le Douanier Rousseau… Mais c’est sans nul doute sa relation avec Picasso qui marqua l’espace de l’expression visuelle et littéraire face à la peinture et les mots, de la poésie envisagée comme le seul linceul, lieu d’une page blanche, rendant possible le dialogue entre les deux arts. C’est de cette ambition que naissent les « idéogrammes lyriques » puis les calligrammes, qu’Apollinaire souhaitait réunir dans un recueil qu’il aurait intitulé « Et moi aussi je suis peintre ? ». Mais, comme l’écrit Claude Debon, s’agit-il sans doute d’un clin d’œil à sa compagne perdue, Marie Laurencin, qui avait peint vers 1913 un autoportrait : elle tient un livre à la main sur lequel est écrit « Je suis poète ». A moins qu’il songe à la réalisation récente de Blaise Cendrars qui publie la Prose du transsibérien mise en couleur par Sonia Delaunay ?

En nous donnant à voir ses poèmes, Apollinaire nous incite à la contemplation, à la correspondance des arts, aux  perceptions. Un œil qui écoute, une pluie, qui tombe nulle part et qui vient du néant, que l’on entrevoit dans d’infinies gouttelettes, des lettres, remplaçant chaque rencontre, chaque femme, par le souvenir brumeux d’une tempête, par le souvenir d’une voix qui parle au travers du brouillard du désir, d’un tendre été si pâle, comme une liquidation de la réalité, écoutant « tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas ».

Comme l’écrit Donatien Grau dans le livre, il ne s’agit pas pour Apollinaire d’altérer la langue et les formes de Mallarmé ou d’Alfred Jarry, mais d’y mettre de « l’ordre ». Ainsi Apollinaire reprend l’identité du premier poète, armé de sa muse, revenant à effacer les événements récents en poésie et de renouveler par la beauté des images, c’est-à-dire par le motif métaphorique, de définir un « esprit nouveau qui s’annonce, prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d’ensemble sur l’univers et dans l’âme humaine et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite ou plutôt en contient les manifestations. Il prétend encore hériter des romantiques une curiosité qui le pousse à explorer tous les domaines propres à fournir une matière littéraire qui permette d’exalter la vie sous quelque forme qu’elle se présente. Explorer la vérité, la chercher, aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que dans celui de l’imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit nouveau ».

Cet esprit anticonformiste se tourna vers les arts premiers. Il fallait, comme l’écrivait Apollinaire dans la préface de l’album « Sculptures nègres » en 1917 : « avoir une grande audace de goût pour considérer des idoles nègres comme de véritables œuvres d’art ». Il s’agissait pour Apollinaire et son cercle d’amis, à savoir Pablo Picasso, André Salmon, Marx Jacob, Félix Fénéon et Alfred Jarry, d’inverser la pensée dominante coloniale et d’instaurer un rapport au réel qui donne toute sa place à l’invention.

« A la vérité, M. Henri Matisse est un novateur, mais il rénove plutôt qu’il innove… Il aime à s’entourer d’œuvres d’art ancienne et moderne, d’étoffes précieuses, de sculptures où les nègres de la guinée, du Sénégal et du Gabon ont figuré avec une rare pureté leurs passions les plus paniques ». « Picasso s’entourait lui aussi d’œuvres venues d’ailleurs, non pour leur dimension esthétique, mais pour mieux provoquer et mêler la laideur et la beauté », écrit Apollinaire.

Pour Picasso : « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par des artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’art religieux passionné et rigoureusement logiques sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. ». Il livra plus tard à Françoise Gilot : « J’ai alors compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus artistique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs ». Pour Apollinaire qui avait un réel respect envers ces auteurs anonymes : « l’artiste nègre était évidemment un créateur », écrit-il en 1912.

Cécile Debray, nous rappelle le formidable travail d’édition réalisé par la maison Gallimard dans le rassemblement de l’ensemble de ses chroniques d’art, textes et manuscrits qui permet d’aborder l’œuvre d’Apollinaire sous l’angle du foisonnement de l’assemblage subtil et qu’il y a une concomitance formelle entre le Cubisme et la façon qu’il avait d’écrire. Ce recours à la simultanéité montre bien le dynamisme de rupture, dans l’agencement protéiforme des collages d’idées et des sensations que l’auteur à su développer, inscrivant dans la peinture des mots l’immédiateté du futur, c’est-à-dire la modernité.

Il y a tant de choses à dire, enfin, à dire sur le Cubisme et Apollinaire, sur Picasso et Apollinaire qui ne soient des redites, peut être comprendra-t-on alors mieux l’indicible beauté des « Demoiselles d’Avignon » et l’absolue frontière entre « les mots faits d’avance » et la difficulté de rendre en toile, la fascination de cette peinture, où seule la puissance de la poésie peu rendre l’art sublime :

« … À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille

Des faux-cols sur des flots de jupes mal brossées

Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles

La ville cette nuit semblait un archipel

Des femmes demandaient l’amour et la dulie

Et sombre sombre fleuve je me rappelle

Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies… »

Extrait : « Les Fiançailles », poème à Picasso de Guillaume Apollinaire, 1908.

(« Apollinaire. Le regard du poète », Collectif, Coédition Gallimard/Musées d’Orsay et de l’Orangerie, sortie avril 2016, 320 pages, 45€)