Historienne et journaliste d’architecture, Raphaëlle Saint-Pierre dresse dans ce livre un panorama riche et très bien illustré de l’évolution de l’architecture organique, de ses débuts réactionnaires à sa déliquescence, dès l’année 1973. Au travers des principaux travaux et expérimentations des entrepreneurs de ce mouvement, Maisons-bulles, Architectures organiques des années 1960 et 1970 est une plongée intelligente au cœur de cette architecture, à la fois révolutionnaire et furieusement perturbatrice, qui n’a cessé de cultiver un nouveau mode d’habiter, entre souplesse de la matière à bâtir et poétique de l’espace.

La partie centrale de l’ouvrage est consacrée à un essai, assez technique, dans lequel Raphaëlle Saint-Pierre narre les atermoiements théoriques et les achèvements pratiques qui ont façonné l’évolution de l’architecture organique.

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L’architecture organique, un nouveau mode d’habiter pour un nouveau mode de vivre

Plus qu’un mouvement d’architecture, la pensée organique s’est posée en contestation d’un mode de vie dans un habitat froid, fonctionnel et standardisé. Voguant sur la vague libertaire qui épouse les idéaux des décennies 1960 et 1970, la pensée organique entend composer des univers qui fluctuent entre représentations primitives et projections futuristes, pour affirmer un mode de vie plus proche de la nature, économique et pratique.

S’inspirant des formes ovoïdes et libérées du naturalisme initié par Antoni Gaudí (1852-1926), l’architecture organique en retient « la transposition architecturale des modèles de structures végétales et animales offerts par la nature ». Postulant cette citation de Gaston Bachelard, que « l’homme, l’animal, l’amande, tous trouvent le repos maximum dans une coquille », l’architecture organique refuse avant tout la vie dans des habitations standardisées et rectilignes des logements collectifs, largement sollicités depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la période du Baby-boom.

La maison individuelle, ou maison-bulle, devient ainsi le laboratoire des possibles quant à l’opportunité de vivre dans un habitat qui répondrait à la « personnalité et à la singularité de l’homme ». À la fois architecture sans architectes et retour aux sources primitives de l’habitat, elle fait la promotion de la « possibilité de créer soi-même sa propre habitation », dans une réhabilitation des habitats traditionnels ronds – igloo, caverne, case, trullo – comme source d’inspiration. À titre d’exemple, la maison du peintre et sculpteur Joël Unal : ce dernier, après avoir pris connaissances de la littérature de l’architecture organique, décide de bâtir lui-même sa maison de 1400 mètres carrés de voile de béton pour 200 mètres carrés habitables sur un terrain escarpé.

La nature, qu’elle soit animale, végétale ou minérale, est une source d’imagination inépuisable. Michel Ragon, dans la revue « L’architecture de l’avenir », dira des maisons-bulles que, « loin d’être inhumaines, elles luttent contre les mécaniques du standard puisqu’elles rejoignent maintes formes naturalistes ». Ces maisons-bulles, pensées comme des modules, associent besoins fixes de l’habitat (salles d’eau, cuisine…), techniques (séjours, circulation…) et permettent d’envisager une juxtaposition à l’échelle d’un quartier.

Alors que l’architecture organique tente de se solidifier en un mouvement pour la promotion d’un habitat évolutif adapté à l’évolution des techniques et des besoins, les premiers projets d’urbanisme évolutif voient le jour. Le cœur de la Ville de Douvaine et le HLM de Vladimir Kalouguine obéiront aux aspirations organiques, préférant la volumétrie à la planimétrie et offrant des formes souples et irrégulières.

Mais en 1973, le choc pétrolier sonne le glas de l’architecture expérimentale. Le prix des matières premières est multiplié par trois, quand un nombre croissant d’oppositions culturelles et réglementaires tuent la liberté exaltée de l’architecture organique. La mort, en 1974, du président Georges Pompidou et la disparition de son soutien personnel à l’architecture contemporaine mettent fin à cette période de création inédite.

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L’ouvrage aborde de manière complète les aspérités techniques de l’architecture organique

Cette libération formelle de l’orthogonal à l’ovale inhérent à l’architecture organique est rendue possible par l’essor de nouveaux matériaux de construction. À ses débuts, l’architecture organique a favorisé la technique du voile en béton qui permet de créer, par projection de plusieurs couches de béton sur un coffrage perdu, des structures ovoïdes autoporteuses et résistantes aux forces qui pèsent sur la structure. Ce procédé, qui procure un gain de temps et de moyens financiers, concourt à la réalisation de nombreux projets et sera étoffé au fur et à mesure des années.

Durant les Trente Glorieuses, des centaines de prototypes d’habitats miniatures en plastique vont voir le jour. Conjecture d’une foi dans l’innovation et du culte de l’éphémère, le moulage permet d’obtenir des sphéroïdes lisses, dont les allures organiques rappellent tantôt le bulbe ou la coquille. En 1965-1969, Pascal Häusermann conçoit la maison spatiale Novery en polyester armé, comme un élément de base « qui peut s’agrandir ou se jumeler au fur et à mesure de l’augmentation des besoins et de la famille de son habitant originel. Elle évolue avec la vie qu’elle contient. (…) L’architecture devient organique et vivante et se libère des servitudes inhérentes aux rigides conceptions de la majorité des constructions actuelles ».

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Une production en triptyque à forte dominante visuelle

L’un des points forts du livre de Raphaëlle Saint-Pierre est l’ensemble de monographies riches qui introduisent et terminent ce cahier d’architecture. Les premières pages offrent un aperçu de la diversité conceptuelle et des réalisations architecturales successives qui ont contribué à faire de l’architecture organique un mouvement de libération absolue de la forme de l’habitat.

En vive réaction à l’orthogonalité prégnante du Mouvement moderne, le lecteur s’immisce dans les différentes expressions architecturales du mouvement organique et comprend que la rupture est avant toute chose, esthétique et culturelle. Le lecteur est invité à parcourir les premières constructions ovoïdes en béton, les plans et les dessins qui virent à l’utopie urbaine, comme le projet de la « Ville cratère » de Jean-Louis Chanéac, lauréat du Grand Prix international de l’urbanisme et de l’architecture de Cannes en 1969. On découvre aussi les édifices ayant concrétisé les axiomes de cette nouvelle pensée architecturale, à l’instar de la Maison Unal (1972-2008) en Ardèche, de Claude Häusermann-Costy.

Les monographies qui concluent l’ouvrage reviennent sur les figures majeures de l’architecture organique en France, tels Pascal Häusermann, Claude Costy, Jean-Louis Chanéac ou Antti Lovag. Après une brève biographie, les images présentent les réalisations les plus spectaculaires de ces personnages, qui ont à leur manière influencé les fondements intellectuels et pratiques de l’architecture organique.

La maison familiale de l’architecte Jean-Louis Chanéac, à Aix-les-Bains, s’inscrit parfaitement dans un terrain en pente. D’allure mi-animale, mi-végétale, escaliers et portes s’inspirent de l’anatomie féminine. Le mobilier embrasse parfaitement les courbes des parois, desquelles se réfléchit une lumière diffuse et chaleureuse. Le « Palais Bulles » d’Antti Lovag, réalisé de 1979 à 1993 à Théoule-sur-Mer, dévoile une infinité d’alcôves mobiles pour suivre l’évolution de la lumière.

La lecture s’enrichit d’images véhiculant des formes extravagantes, où les intérieurs laissent parfaitement les teintes s’exprimer, quand les extérieurs relèvent de la grotte ou de la caverne aux tonalités chimériques. Dès lors, on ne parle plus d’architecture organique, comme d’un mouvement statique aux concepts immuables, mais de plusieurs architectures organiques obéissant à un faisceau d’interprétations architecturales singulières.

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En résumé

Ouvrage en trois parties qui aborde un courant architectural réactionnaire et méconnu, Maisons-bulles, Architectures organiques des années 1960 et 1970 est une parution substantielle et synthétique, qui s’adresse plutôt à des esprits experts que néophytes bien qu’il demeure facile d’accès. Toutefois, l’ouvrage aurait gagné à réfléchir davantage la pertinence d’une telle conception architecturale de nos jours, dans notre temporalité écologique.

Dès lors, l’architecture organique gagnerait-elle à éclairer les débats contemporains qui portent sur la conception d’une ville nouvelle, écologique et économique, proche de la nature en respectant tout à la fois individualisme et collectif,  dans une esthétique évolutive de la culture et des matériaux actuels ? Hormis ce point, ce beau livre est un voyage fascinant qui fait entrevoir de nouveaux paysages architecturaux, interroge la conscience des schémas urbains établis, et démontre combien l’homme ne se pense jamais en dehors de l’habitat qu’il se donne.

(« Maisons-bulles. Architectures organiques des années 1960 et 1970 », de Raphaëlle Saint-Pierre, éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, Coll. Carnets d’architecture, 150 ill., sortie novembre 2014, 192 pages, 25€)

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