« À vouloir croire la conscience de la vie et de l’éternité n’est pas une erreur, ou le fruit d’un isolement… – mais d’un amour ardent et précieux de notre pauvre condition qui, par la grâce de Dieu de Mystère, sera résolu et éclairé pour nous tous à la fin seulement, peut-être…
Sans quoi je ne peux plus vivre. »
Laboratoire de l’œuvre, on y découvre Kerouac à la recherche d’un style, un ascète qui compte le nombre de mots produits chaque jour, et qui se sent « coupable » quand il n’a pas pu écrire… Au fil des jours, il griffonne à propos de tout ce qu’il fait ou ne fait pas, parle de littérature, de Léon Tolstoï, William Burroughs, Dostoïevski, Melville, Céline, Proust, de cinéma, de l’amitié avec Alan Ginsberg, Neal Cassady et qui constitue une « œuvre croisée ».
Jack Kerouac, tel un organiste qui a recours à la résonance du souffle des corps divins, conserve comme « un voyou et un saint » la trace des retards, des digressions et des humeurs où s’affrontent la lumière, l’obscurité, le secret du temps – et qui n’est autre que l’Instant en soi des ondulations de la suprême aspiration quand tout s’efface. Cette introspection de l’âme est la confession d’un même souffle qu’il poursuivra sans discontinuer, jusqu’à la fin de sa vie et qui couvre l’écriture de ses deux premiers romans The Town and the City (1950), comme un hommage à Thomas Wolfe, et Sur la route (1957).
« Mon royaume n’est pas de ce monde ! »
Douglas Brinkley, éditeur de « The Journals of Jack Kerouac, 1947-1954 » (2004) et « Jack Kerouac Road Novels, 1957-1960 » (2007), revient sur le mythe le plus tenace concernant Kerouac entourant la création de Sur la route, comme le produit d’une inspiration divine. Les archives de l’auteur, conservées à la New York Public Library, racontent qu’il écrivit la totalité du texte entre le 2 au 22 avril 1951 à une cadence moyenne de 6000 mots par jour. Alors âgé de 35 ans, il dit « avoir soufflé » ses mots sacrés comme Lester Young sur son saxophone au cours de ces nuits, écrivant à toute vitesse parce que la « route va vite », dans un rythme effréné, apte à traduire ses visions nocturnes et ses vibrations de l’existence ; à la recherche d’une vérité en chacun de nous, puisque tout est faux, puisque tout est fou !
Jack Kerouac, quelque vingt siècles plus tard retourne à son compte le verset 22.1-14 dans l’Évangile de saint Matthieu en « Très peu d’appelés, encore moins d’élus ». Il écrit le 3 décembre 1947 :
« Je sais maintenant ce que signifie se retirer de la vie, et ce que signifie d’y revenir… C’est une de ces nuits au cours desquelles on ne peut plus véritablement imaginer de s’ennuyer de nouveau un jour – et je ne pense pas non plus que ça va m’arriver ! Toutes ces âmes à explorer ! – Il n’est pas tant nécessaire d’aimer, vraiment, que d’établir quelque chose de profond avec toutes celles qui ont réellement de l’importance… Vivre, c’est explorer. Une aventure du cœur, de l’esprit, de l’âme. Dostoïevski dit que c’est péché que d’avoir peur et, bien entendu, c’est vrai. Je sais à présent, cette nuit, que je vais entreprendre de régler tout ce qui est nécessaire de régler, je n’ai plus peur de régler les choses, et si je dispose d’un millier de vies et d’énergies, je pourrai régler toutes les sortes de choses qui se présentent dans la vie ! Voilà – pour la première fois de ma vie, je suis véritablement à genoux devant la vie et prêt à baiser sa main. »
L’important c’est d’aimer !
Pour Kerouac, Dieu est le « devrait-être » de nos âmes, nous êtres, nous devrions embrasser l’espace et le temps sans le moindre scrupule dénaturé, sans angoisse intime, sans vague trépidation morale, de vivre comme les animaux que nous sommes, sans la culpabilité et sans l’horreur – le fait de croire qu’il devrait y avoir quelque chose plutôt que rien, le fait que nous soyons ainsi coupables, voilà ce qu’est Dieu.
« J’ai vu leurs visages ici, tout autour de moi. Je dois voir ta face ce matin, Dieu, Ta Face à travers les vitres poussiéreuses, à travers la vapeur et la fureur, je dois entendre ta voix par-dessus ce tintamarre de la ville : je suis fatigué, Dieu, je ne peux voir ta face dans cette histoire… Maintenant je suis à la fin et je ne me sens pas à la hauteur. On dirait que comme un homme marié entre deux âges, j’ai besoin de prouver ma virilité sans cesse à moi-même, en écrivant. »
« Je veux la vérité, mais pas chez les femmes. »
Si seulement, alors il faut partir sur la route où « Tout a commencé quand je suis parvenu à me réveiller et une chose effroyable, effroyablement belle à coup sûr, était EN TRAIN D’AVOIR LIEU, pour quelques instants seulement, mais assez longtemps pour produire le changement qui a conduit aux événements dont j’implore Dieu qu’il m’aide à les mettre en ordre dans mon esprit afin que je puisse les mettre en lumière… Ainsi dans le vide gémissant – de – ma tête creuse, la compréhension s’est faite sans entraves comme un rêve cruel : je vieillissais et j’allais mourir ; juste au moment où, dehors, dans l’après-midi finissant, des feuilles tôt attendues ont volé dans leur premier vent d’automne et partout les vitres des fenêtres vibraient à l’approche du nouvel hiver. »
« L’Étranger dans son Linceul, c’est soi-même venu de l’enfer. »
« Oh, je vois ce qui vous fait donner de la voix. » – Extrait du chapitre « Circé » dans Ulysse de James Joyce.
Les linceuls sont nécessaires, telle une grande pluie dans les courants agités du fleuve, car en vérité : « Toute séduction par l’autre est aussi séduction par soi-même au moyen de l’autre » – P.-L. Assoun, « Leçons psychanalytiques sur le regard et la voix. » Ce que le lecteur entend dans le chant des Sirènes de l’auteur n’est autre que sa propre production imaginaire, son propre désir, sa seule espérance pour reconquérir sa liberté !
« Dans un grandiose rêve de la vie, comme une vie après la mort d’un ange qui est mort. Je suis couché, dans mon lit, comme si j’avais été exposé à un puissant regard devenu, avec le temps, plus personnel et miséricordieux, tout en prenant une voix de reproche, avec un ton amical et compatissant tout de même, comme la voix d’un ancêtre disparu, pour le dire, à cause de ma propre voix ancestrale, tandis que la nuit tombait.
Étranger sur terre, qui es-tu ? »
(« Journaux de bord (1947-1954) » de Jack Kerouac, édition de Douglas Brinkley, éditions Gallimard, Coll. L’infini, traduit de l’anglais (USA) par Pierre Guglielmina, sortie novembre 2015, 592 pages, 29,50€)