C’est à peu de choses près un sentiment identique qu’engendre la lecture d’Ethnologie de la porte, essai livresque de Pascal Dibie, sorti à la rentrée des presses Métailié.
L’entreprise, ambitieuse, n’en est pas moins récréative : brosser un large tableau de « ce qui sort » et de « ce qui entre » à travers « la porte » grâce aux us et coutumes, superstitions, croyances, rites, traditions et folklores tourbillonnants des sociétés humaines. Ajoutons à cela que Pascal Dibie n’est pas un courant d’air dans le milieu. Professeur d’ethnologie à l’Université Paris Diderot-Sorbonne Paris Cité, il a déjà composé « Ethnologie de la chambre à coucher », « La Tribu sacrée : Ethnologie des prêtres», et de plus, dirige pour Métailié la collection « Traversées », forte d’une cinquantaine de titres.
« Sur le seuil », « épiant à la serrure », « tapi derrière le guichet », « au bord du pas-sage », c’est avec bonheur et l’âme d’un concierge que l’on « entre » pour découvrir les innombrables couloirs du sujet. La maison est si vaste ! Et qui dit porte dit clés. Celles de Pascal Dibie consistent en une narration fluide, des exergues et citations bienvenues (le poète Yannis Ritsos, Balzac, Charles Nodier, etc.), une gourmandise de catalogue, et surtout une constante pertinence de son propos. Il y est question de la Bible et des portes bleues d’Ishtar. Des « aspirateurs à âmes » dans la symbolique médiévale, comme du siècle des concierges. De Paris et de la porte Saint-Denis. Des Suisses de portes, aux gardiens des seuils. Des portes d’Afrique aux portes de la lointaine Asie.
Savez-vous que, en pays Dogon, la serrure tient une place considérable dans la culture puisque, creuse, elle imite le corps « réceptif » de la femme ? Que l’orientation et la couleur des portes revêtent, en Asie, une signification spécifique ? Pourquoi certains peuples ouvrent leur porte vers l’extérieur, quand d’autres l’ouvrent vers l’intérieur ? Enfin que, chaque jour, nous passons une porte entre 400 et 500 fois, et ce, sans nous apercevoir que cet acte, apparemment anodin, éveille en nous des réactions et précautions particulières conditionnées par notre milieu, notre éducation, ou notre inconscient ? De fait, ce livre au carrefour de l’érudition flirte avec le sens et poursuit son sujet en ayant l’élégance de le laisser s’enfuir…Pour mieux laisser la porte ouverte à toutes les fenêtres ?
Jailli au gras printemps dernier, pour ainsi dire, dans l’indifférence générale mais gagnant bout après bout un public de curieux, des lecteurs (bien) conseillés par d’accortes conseils de leur libraire, généreux, étrange et profondément hors-saisons, voici un résumé que l’on pourrait faire de Mai en automne, paru chez Zulma.
Mai en automne, voici l’unique livre de son auteur : Chantal Creusot. Chantal Creusot…Retenez bien ce nom, car celle qui le portait a disparu prématurément en 2009, laissant son souvenir aux étoiles et son roman pour mémoire…Ce livre-testament, grand oublié des rouleaux compresseurs éditoriaux propres à vendre un chapelet de saucisses pour un collier de perles, ne raconte rien d’extraordinaire. Point de vampires, d’aliens, ou de clichés faciles. Car il repose dans un genre dont l’intimité aurait à pâtir du tapage des mass medias : la littérature.
Alors, bien-sûr, vous n’entendrez pas parler de Chantal Creusot. Ou plutôt si.
Par son œuvre : sur la scène des agitations humaines, le rideau se lève à l’orée des années cinquante, sur les côtes du Cotentin. Une géo-localisation qui laisse rapidement la place à une cartographie du sentiment. Au centre du décor, prétexte à toutes les impostures, se tient Marie Granville. Quelques temps plus tôt, dans des espaces forclos sur la guerre, la jeune Marie était une fille taiseuse. Un soir, une femme tout échevelée par sa course folle et alourdie par la grossesse débarqua à sa porte. Une bombe venait de tomber sur les toits du hameau voisin. Solange Lamaury, épouse Laribière, car voici son nom, franchit donc une nuit d’apocalypse le seuil symbolique qui la séparait de l’intimité de Marie.
Allons directement page 39 : « Sur le seuil de la porte, la veuve Laloy examinait le paysage dégradé et hochait la tête… » Que d’activités et que de troubles aux seuils frustes de nos portes ! Chez Chantal Creusot, le procédé connu n’a rien de l’artifice ou de la posture d’auteur en quête de « muse en scène ». Il est toujours signifiant, employé à dessein. Viendront nombre de personnages (le récit en suit 19 principaux) complexifiant et ramifiant ce qui s’apparente à l’intrigue, mais qui n’est rien de plus que le cours sinueux de l’existence. Car Chantal Creusot a des talents d’hagiographe. Ses icônes à elle ne sont pas des saints, mais par la part d’universel inscrite en eux ils peuvent parler sans qu’on les interrompe. C’est bientôt vers Camille Laloy, Pierre Vuillard ou Simon Laribière que se tournent nos questions.
Des questions qu’éveille progressivement le récit de vies en apparence simples, des vies inextricablement imbriquées par le jeu des alliances, le poids de la tradition, l’étau de la famille. On songe aux fantômes de Flaubert, Mauriac. A Gracq aussi, à l’ombre du mancenillier où Chantal Creusot s’appuie peut-être. Sans porte. Page 163 : « Le fils Colet fit irruption dans l’embrasure de la porte et s’écria, à bout de souffle : – Marie est morte ! »
Et si la publication d’un tel texte est en soi une surprise parmi les programmes surchargés des sorties d’éditeurs, elle se fait avec lui l’écho d’une permanence dans la littérature. Celle de Chantal Creusot dit tout d’elle-même. Oui, l’on peut encore écrire des histoires belles et fortes sans autres matériaux que de l’huile de coude et du sentiment. Oui, l’on peut toujours parler de l’homme, de ses tourments et de ses passions, sans avoir systématiquement recours au truchement d’un fantastique au rabais. Oui, l’homme peut continuer de figurer dans sa simple imperfection, au cœur de l’actualité romanesque d’aujourd’hui, car il n’y a que les statues, ou les monstres, qui soient parfaits.
(« Ethnologie de la porte » de Pascal Dibie, éditions Métailié, sortie 30 Août 2012, 480 pages, 22€ ; « Mai en automne » de Chantal Creusot, éditions Zulma, sortie 5 Avril 2012, 400 pages, 22€)