« Commençons, pour chanter, par les Muses Héliconiennes,
qui habitent la grande et divine montagne de l’Hélicon,
Et qui autour de la source à l’aspect de violette, de leurs pieds délicats,
dansent, ainsi qu’autour de l’autel du très puissant fils de Cronos. » (V.1)
Les poèmes d’Hésiode sont nés au sein d’une culture orale. Dans cette nouvelle édition, parue chez Fayard, traduite et commentée par Aude Priya Wacziarg Engel, la spécialiste hellénisante nous livre sa conviction que L’Iliade est antérieure à la Théogonie et que l’Odyssée pourrait en être contemporaine. Si c’est bien le cas, alors, peut-être faudrait-il ne jamais séparer ces trois œuvres, de telle sorte que la Théogonie n’est pas seulement l’un des plus vieux poèmes de la Grèce antique où la poésie et la religion étaient étroitement liées l’une à l’autre, mais place aussi le monde des hommes grecs dans la perception du regard qui définissait leur place dans l’univers à cette époque.
Comment ne pas s’interroger sur la signification même du nom Hésiode, un nom comme une belle apparence qui cache ou révèle les sens, sait-on réellement qui il est ? Un poète né à Ascra, en Béotie au 8e siècle av. JC nous dit-on, inspiré par les Muses et qui célèbre l’ordre divin du monde. Mais Hésiode est aussi un mot qui peut être compris comme celui qui lance sa voix et aussi celui qui chante la voie, il n’est donc pas étonnant que ce poème fut psalmodié devant le public, voire accompagné de quelque chorégraphie. Comme l’écrit Aude Priya Wacziarg Engel : « Ainsi, en partant de la profession de foi qu’est le poème, hymne au chant en tant que modèle cosmique, on parviendra aux tréfonds du monde souterrain, lequel abrite des abstractions nouvelles dans le domaine mythologique, abstractions qui fructifièrent sous la plume des philosophes présocratiques. »
On reconnaît aux textes anciens, qu’ils exercent pour chaque époque classique, contemporaine un « pouvoir » d’attraction, une mimésis qui place notre évolution humaine à la mesure du seuil des ruptures, des violences inhérentes à ces forces invues (invisibles) que nous définissons comme étant de l’ordre du cosmos, spirituelle ou humaine. Mais, dans la vision d’un monde postmoderne, quelle place allons-nous donner à « Dieu », à l’homme, dans l’espace des illusions de la réalité, telle que proposée par les nouveaux champs de l’Intelligence Artificielle et du transhumanisme ?
La survivance de l’homme tel que nous le connaissons va-t-elle probablement, à l’image des poèmes d’Hésiode, connaître une nouvelle page de son histoire, une nouvelle confrontation de l’ordre des Titans numérisés et des hommes qui ne seront plus vraiment des animaux, une nouvelle Odyssée métaphysique et spirituelle pour protéger l’Humanité biologique, avec ses singularités, ses particularismes, face au pouvoir laissé aux machines, au mécanisme digital, à la théorie du computationnalisme ? Se faufile alors une possibilité pour que l’on redevienne des Cyclopes au vaste regard des dieux de l’œil unique !
Pour ma part, je préfère penser à une autre Théogonie du savoir, annonçant pour les siècles futur « une Néogonie, du chant des rêves ! » et revenir à la notion de proème, à une certaine réflexion sur la poésie, au monde de la beauté, aux Muses, au principe d’incertitude ordonné. Aude Priya Wacziarg Engel, nous rappelle dans son glossaire que les Muses sont les filles de Mnémosyne, de la « mémoire », nées au terme d’une période scandée par différentes divisions du temps. Temps, dont elles maîtrisent toutes les directions : présent, futur et passé (V.38). Elles partagent aussi la même racine linguistique men- correspondant aux états mentaux.
On retrouve aussi la présence du mot Déesse qui chante la colère d’Achille comme premier mot au début de l’Iliade et qui a pour racine linguistique la folie. Elles sont détentrices du savoir à tous ses degrés de vérité et de mensonge (V.27-28), mais aussi de l’oubli : « elles qui sont l’oubli des maux et le repos des soucis » (v. 55), de même que la poésie qu’elles inspirent : aussitôt celui-ci oublie ses inquiétudes et ses chagrins en rien ne se souvient » (v.102-103). Pour la philosophe, traductrice, la similitude des deux formulations, qui mettent en scène l’oubli, montre qu’il existe une interdépendance entre les Muses, la parole donnée, et la poésie quelles inspirent, la parole reçue. Le cosmos du poème par la parole sacrée des Muses, s’écoulant à la manière de l’eau primordiale de la première à la dernière place du poème, invite à superposer le passé avec le commencement, le futur avec la non-fin de ces mondes.
« Voilà celles qui auprès d’hommes mortels se sont couchées,
immortelles, et ont engendré des enfants tout semblables aux dieux.
Et maintenant, chantez la tribu des femmes, vous qui avez la parole douce,
Muses de l’Olympe, filles de Zeus qui porte l’égide. » (V. 1020)
Elles constituent en fin de compte un monde qui a les mêmes caractéristiques que celles du Cosmos, mais aussi à l’origine du cosmos des humains. Pour chacun de ces mondes, il existe un croisement, l’expression d’un choix : l’être ou le non-être, la justice (Dikè) ou la démesure (l’hybris) que représente le Chaos. Saurons-nous alors encore écouter le monde de la poésie, les Muses de notre cœur, la parole de la vérité ? J’en suis moins sûr, si l’eau n’est plus nécessaire à l’homme au devenir d’une machine par la fusion de la technologie à de la vie, un monde post-humain contre-nature, vers une immortalité cybernétique, temps de la singularité technologique où les intelligences artificielles seront capable d’auto-évolution !
Alors, comme pour paraphraser Roy Baty dans le roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick en 1966 et adapté au cinéma par Ridley Scott en 1982, avec le film Blade Runner : « Tous ces moments seront perdus dans le temps, comme des larmes dans la pluie. Il sera alors peut-être temps de mourir ! » A moins que…
(« Théogonie. Un chant du cosmos. » d’Hésiode, éditions Fayard, traduit du grec et commenté par Aude Priya Wacziarg Engel, sortie 15 octobre 2014, 296 pages, 20€)