Les azéris sont une minorité turque opprimée du nord de l’Iran. Insultés par le dessin, ceux-ci descendent dans la rue. Mana Neyestani et son rédacteur en chef sont emprisonnés à Evin (que l’on surnomme « l’université Evin » à cause du nombre d’intellectuels à y être détenus). Le dessinateur y croupit trois mois. Il profite de sa libération conditionnelle pour quitter le territoire. Direction Dubaï, puis la Malaisie en 2007. Mana Neyestani vit désormais à Paris en tant que réfugié politique. A l’occasion de la sortie en librairies de son recueil de dessins de presse « Tout va bien ! » et après la publication de la nouvelle graphique sous influence kafkaïenne « Une métamorphose iranienne », tous deux aux Editions Ça et là en partenariat avec Arte Editions, le Mot et la Chose s’est entretenu avec le dessinateur iranien pour parler art, exil et liberté. Rencontre avec un homme qui a fait d’un rêve son cauchemar.
Le Mot et la Chose: Mana Neyestani, you live in Paris since 2011. Therefore, what do you miss the most from Iran?
Mana Neyestani, vous vivez à Paris depuis 2011. Qu’est-ce qui vous manque le plus d’Iran ?
Mana Neyestani: The family and the friends. Even the places get their meaning and value by the people whom you met there. When I feel that I miss a place actually I miss the persons whom I met there once. Maybe I miss myself too, 10 years ago, when I was younger and more hopeful and optimist.
La famille et les amis. Même des endroits prennent une symbolique et une signification particulières à cause des gens que vous aviez l’habitude d’y croiser. Quand je ressens qu’un lieu me manque, je ressens surtout l’absence des personnes que j’y ai rencontrées. Peut-être que je me manque à moi-même aussi. Il y a dix ans, lorsque j’étais plus jeune, plein d’espoir et plus optimiste…
MC: You studied to be an architect. When did you realize for sure you’d want to be an illustrator/cartoonist and why?
Vous avez étudié pour devenir architecte. Quand avez-vous réalisé que vous vouliez devenir dessinateur et pourquoi ?
MN: I began to draw when I was 3-4, but I never thought of it as a profession. In that time (80s and 90s) Iranian families preferred that their children to become whether doctors or engineers. I chose architecture engineering, which was a mixture of art and engineering, but after while I found myself as a press illustrator, and gradually it became my main job.
J’ai commence à dessiner quand j’avais 3 ou 4 ans. Mais je n’avais jamais vu ça comme une profession. A cette époque, dans les années 1980 puis 1990, les familles iraniennes préféraient voir leurs enfants devenir médecins ou ingénieurs. J’ai donc choisi la voie du génie architectural qui était un compromis entre l’art et l’ingénierie. Ce n’est que plus tard que je me suis trouvé moi-même en tant qu’illustrateur pour la presse et, progressivement, cette activité est devenue mon travail principal.
MC: Many intellectual and political dissidents have been held (and still are) in Evin Prison as you. Due to your past, do you think that particular mix between tense, humor and despair that we feel through your drawings, would have been the same without this painful experience?
Beaucoup d’intellectuels et de dissidents politiques ont été et sont encore détenus à la prison d’Evin. Si vous regardez en arrière, pensez-vous que ce mélange singulier entre tension, humour et désespoir qui transpire dans vos dessins, aurait été le même si vous n’aviez pas vécu la douloureuse expérience de l’enfermement ?
MN: It is hard to say. Being a prisoner, I think it is a unique experience. You need to experience it yourself to feel it really. I tried to share my feelings in the prison through re-telling them in the book “une metamorphose iranienne”. I really tried to do my best, but I believe it was not enough. It is an experience, which make your life in two parts: before and after prison. Even when you get free, you would know there is a place like Evin and meanwhile some people are experiencing such despair and grief same as you were.
C’est dur à dire. Je crois que c’est une expérience unique : être prisonnier. Il faut le vivre dans votre chair pour le comprendre. J’ai essayé de partager ce que je ressentais à l’époque, tous mes sentiments, par l’entremise du livre « Une métamorphose iranienne ». J’ai vraiment essayé de rendre tout cela de mon mieux, mais je pense que ce n’est pas suffisant. La prison est un événement qui divise votre vie en deux parties : avant et après. Même une fois libre, vous savez qu’il existe un lieu tel qu’Evin. Ce qui signifie que, là-bas, des gens tels que vous font l’expérience du désespoir et de la douleur.
MC: Are you still in touch with the editor in chief of the periodic paper you’ve been held with?
Êtes-vous toujours en contact avec votre ancien rédacteur en chef avec qui vous avez été emprisonné ?
MN: Yes. Mehrdad Ghassemfar is living in Prague with his wife and two children. He is working for Radiofarda (the Persian section of the radio free Europe). He is a good poet and writer and I asked him once to write his version of the prison experiences. He told me that he was still suffering emotionally and spiritually from the experience and did not want to remember it. I think it could be a good idea to get an interview of him, as a character of the book!
Oui. Mehrdad Ghassemfar vit maintenant à Prague avec sa femme et ses deux enfants. Il travaille pour Radio Farda (la division iranienne de Radio Free Europe). Il est aussi poète et écrivain. Je lui ai déjà demandé d’écrire sa propre version de ce qu’il a vécu en prison. Mais il m’a répondu qu’il souffrait encore, à la fois émotionnellement et spirituellement, de ce qui s’y était passé et ne désire pas raviver ses souvenirs. Je pense que faire une interview de lui serait une bonne idée en tant que personnage du livre !
MC: Your couple of recent publications at Ça et là/Arte éditions invite a large audience to see dictatorship from a very intimate way. What do you wish for future?
Vos deux livres parus chez Ça et là/Arte éditions invitent un large public à regarder la dictature depuis un point de vue très intime. Qu’espérez-vous pour l’avenir ?
MN: I hope the awareness about the situation spreads deep inside the Iranian society and they change the things themselves step by step. My nightmare is a war in sake of democracy or a bloody revolution which would not change anything but the persons in the positions then dictatorship will go on in a new format.
J’espère que la société iranienne va prendre conscience du problème en profondeur et que les gens changeront les choses petit à petit. Mes pires cauchemars prendraient la forme d’une guerre pour rien, juste pour le plaisir de la démocratie, ou bien d’une révolution sanglante qui ne changeraient rien sauf les hauts personnages en place, pour que la dictature perdure d’une autre manière.
MC: Hassan Karimzadeh (member of Cartooning For Peace created by Plantu. Helded 2 years in prison in early 90’s and condemned to death after representing Ayatollah Khomeini as a foot soccer, his sentence has been commuted due to human rights pression) is the designer who realized the hardcover from “Une Métamorphose Iranienne” and he’s still in Iran. Have you plan further collaborations with him in future?
Hassan Karimzadeh est le graphiste qui a réalisé la couverture d’« Une métamorphose iranienne ». Ce dernier vit toujours en Iran (après 2 ans de détention au début des années 1990 pour avoir représenté Khomeini en joueur de foot, il a été condamné à mort mais sa peine a été commuée suite à la pression d’associations). Envisagez-vous une future collaboration avec lui ?
MN: I always respect him and his works. I hope we could collaborate again.
Je respecte bien entendu l’homme et son travail. J’espère que nous pourrons collaborer à nouveau un jour.
MC: You say people in France have a kind of poetic and romantic idea of political refugees from Iran. Every day when you wake up, what is your goal?
Vous dîtes que les français ont une vision poétique et romancée des réfugiés politiques iraniens. Chaque jour lorsque vous vous éveillez, quel est votre but ?
MN: To finish my daily cartoons on time, and it is a sunny day, to find free time to go out.
Finir mes dessins du jour à temps ! Et si c’est un jour ensoleillé, trouver du temps libre pour sortir.
MC: Your father is a poet. Your brother is also cartoonist. What are your artistic influences, in France and abroad?
Votre père est poète. Votre frère est aussi dessinateur. Quelles sont vos influences artistiques ?
MN: Many visual artists; Filmmakers, painters and cartoonists. In cinema: Coen bros, Woody Allen, Hitchcock, Monty Pythons, David Lynch, Tarantino, Billy Wilder, … in Cartooning and illustration: Quino, Sempe, Claude Serre, Brad Holland, Herge, Frank Miller and, …
Beaucoup d’artistes visuels ! Des réalisateurs tels que les frères Coen, Woody Allen, Alfred Hitchcock, les Monthy Pythons, David Lynch, Quentin Tarantino, Billy Wilder, etc. Mais aussi des peintres et des dessinateurs/illustrateurs : Quino, Sempé, Claude Serre, Brad Holland, Hergé, Frank Miller…
MC: If you speak about Iranian artists in France, the conversation quickly goes on Marjane Satrapi and “Persepolis”. Are you close from other Iranian expatriates?
Quand on parle d’artistes de culture iranienne en France, la conversation porte naturellement sur Marjane Satrapi et « Persépolis ». Êtes-vous proche d’autres expatriés iraniens ?
MN: Yes I know some great cartoonists, dancers, filmmakers, graphic designers, painters, musicians and … who are staying in Paris whether permanently or temporarily. Once in awhile I met them in a party or a gallery opening, or some events like that.
Oui. Je connais quelques formidables illustrateurs, des danseurs, réalisateurs, graphistes et designers, mais encore des peintres et des musiciens qui sont à Paris temporairement ou pour rester. De temps en temps, je les croise à une fête ou un vernissage, des événements culturels.
MC: You’re invited for two years by the city of Paris to the International City of arts regarding the program ICORN. Which are your hopes and your next coming work?
Vous êtes invité pour deux ans par la ville de Paris à la Cité Internationale des arts dans le cadre du programme ICORN (International Cities Of Refugiee Network). Quels sont vos travaux en cours et à venir ?
MN: I have finished another comic book, which is so different from “An Iranian Metamorphosis”. It is a fiction and a friend of mine is trying to translate it to French. Then I will begin another comic book, which will be a mixture of documentary and fiction about Iran, especially during 2009 demonstrations.
J’ai fini une autre BD qui est très différente d’« Une métamorphose iranienne ». Il s’agit d’une fiction et un ami est en train de la traduire en français. Ensuite, je commencerai une autre BD qui sera un mélange de documentaire et de fiction sur l’Iran, et particulièrement sur les manifestations de 2009.
MC: If you have to choose one image that is for you a metaphor of freedom, what would it be?
Si vous deviez choisir une image qui pour vous symbolise la liberté, quelle serait-elle ?
MN: I always use the common cliché in my works: a flying bird, to make a fast connection with my audiences. But when it comes to choose an image in my mind, I remind of a red balloon flying freely over the grey city. The image that I remember from “Ballon rouge” (1956) the poetic movie made by Albert Lamorisse. He died in a helicopter crash while filming a documentary in Iran in 1970. Such a coincidence!
J’utilise toujours le même symbole dans mon travail : un oiseau qui vole, afin d’établir une immédiate connivence avec mon lecteur. Mais, s’il s’agit de puiser une image dans mon inconscient, je me souviens d’un ballon rouge volant en toute liberté au-dessus de la ville. C’est l’image que je retiens du « Ballon rouge » (1956), ce film poétique d’Albert Lamorisse. Lamorisse est mort dans le crash de son hélicoptère alors qu’il filmait un documentaire en Iran en 1970. Vous parlez d’une coïncidence !
(« Une métamorphose iranienne », traduit par Fanny Soubiran, 196 pages, n&b, 20€, sortie 16 février 2012 ; « Tout va bien ! » dessins de presse, 400 pages, 22€, sortie avril 2013. Tous deux de Mana Neyestani chez Ça et là/Arte Editions)