Sur le seuil fatal de nos certitudes, commence l’empire du doute. Ceci pourrait être l’épigraphe de « La Venise de Hugo Pratt », ouvrage de Joël Gregogna paru chez Dervy. Ceux-là nous sont bien connus comme récidivistes. Réputé pour son sérieux d’éditeur « à thèmes » et une réputation assise d’exigence dans le choix de ses publications, Dervy ajoute ici une pierre de plus à son édifice d’essais transversaux vulgarisant le symbolisme et l’enseignement maçonnique.
Joël Gregogna, quant à lui passionné du 9è art et sincère commentateur de l’idéal et des codes francs-maçons, y poursuit un travail entamé avec « Corto l’initié » (Dervy, 2008), suivi de « Les Arcanes du Triangle secret » (Véga, 2011). Son nouveau livre explore les méandres étroits qu’entretiennent franc-maçonnerie et ésotérisme de Loges sur les planches de ce qui s’anime comme l’une des œuvres de BD les plus singulières…Dès lors, Gregogna dessine en creux d’équerre le portrait d’un authentique Fils de la Veuve et adepte occulte (du moins en esprit), père de Corto Maltese, son Architecte : Hugo Pratt.
Dans l’imagerie d’almanach, le compagnonnage implique une forme de vagabondage, ne serait-ce que spirituel, de l’âme. En effet, la vie d’Hugo Pratt s’imprime pour bonne part dans les pérégrinations de sa créature de gouache et de papier. Né à Venise en 1927, il ne tarde pas à passer des années troublées, embringué par ses parents jusqu’en Abyssinie mussolinienne. Mais l’homme a la bougeotte et s’envole pour douze ans dans les vieilles Amériques, faisant de l’Argentine, puis du Brésil, son fief, son phare. Revenu en Europe, il entrera dans le monde de la BD par effraction. Corto Maltese, « Franc-Marin » au pedigree de fantôme, tout à la fois narquois, romantique et tête brulée, venait de soupirer ses premières bulles…Hugo Pratt décède en 1995 et la légende continua de voguer.
Pour le plus grand plaisir des bédéphiles, il y embrouilla son avatar de mille aventures sur les mers du globe, faisant grossir le mythe d’un initié globe-trotter subtilement désabusé, soucieux d’aucun mais curieux de tous. C’est cet angle très particulier et volontiers hermétique que choisit d’éclairer l’auteur de « La Venise de Hugo Pratt ». Au rythme du piéton flâneur, s’enchaînent les découvertes avec l’émotion du merveilleux. A votre droite, l’escalier de la Zecca ! A votre gauche, le rio dell’Arsenale ! Au fond, voyez les deux colonnes de la piazzetta San Marco ! Gregogna conjugue histoires secrètes et anecdotes cachées à l’ombre de leurs portiques, sur le fil des ruelles pavées, à la cime d’or des clochers. Connaissez-vous l’étrange pyramide de marbre veillant au repos du sculpteur Canova, d’après laquelle Pratt dédia une représentation à sa loge maçonnique ? Avez-vous lu les vers de Giorgio Baffo, écrivain voluptueux du 18è siècle dont Hugo Pratt illustra les poésies ? Et le puits carré, visible page 61 de son opus « Fable de Venise », saviez-vous que le dessinateur, pour le croquer, s’était inspiré du « putéal », ou pierre taillée, petit puits sur le campiello del Remer et symbole, en théorie triomphant, du but maçonnique ? Goldoni, Casanova, Cagliostro…loin des fards compassés que leurs ont passé les biographes, tous portaient le tablier.
Se postant en embuscade aux quatre coins de la Cité, c’est finalement à un jeu d’arcanes que nous convie notre guide. Et à reconsidérer la définition même de la fiction. A l’instar de ce travail de sape des apparences historiographiques, Alexander Hislop (1807-1862) était un pasteur écossais, qui compila une masse considérable de documents attestant du prolongement des traditions babyloniennes sur les pratiques religieuses chrétiennes. Ses travaux iconoclastes apportent un éclairage inattendu : à travers notamment les croyances des Sabéens d’Arabie, il démontre une filiation directe, même si masquée, entre les lointaines croyances d’Asie mineure et la Chrétienté. Le « Seigneur Lune », culte fondamental du peuple de Saba, ne fêtait-il pas lui aussi sa naissance la nuit du 24 décembre ? Décidément, ce moment nocturne a attiré bien des divinités sur Terre. On s’y bouscule au portillon des incarnations !
Connaissez-vous Sintra et son « Monte da Lua » ? Ce bout de terre lusitanienne est un concentré entêtant de parfums antiques. Sur cette côte, torturée par les ressacs des conquêtes, souffle encore le vent d’un passé refoulé, mais toujours vivace. Phéniciens et cultes lunaires entremêlent leurs traces avec celles des Templiers, des franciscains pénitents (qui ont laissé un incroyable monastère troglodyte) et de francs-maçons férus d’occultisme (tel un des rejetons de la troublante famille des Saxe-Cobourg)… Récemment, n’a-t-on pas découvert dans son sous-sol de petites pièces représentant un croissant de lune ? Le site est un mystère à lui seul. Les gens du coin racontent d’étranges histoires à son propos, entre deux bizarreries de leur montre ou de leur téléphone portable ! Ainsi peut-on lire, en guise d’amuse-bouche, sur un site touristique officiel les commentaires suivants :
« …De la magie irradie du mont de Sintra et les habitants, depuis toujours, l’ont surnommé Mont de la Lune, lui donnant, en quelque sorte des pouvoirs astraux. Un magnétisme se fait sentir grâce aux énormes masses de fer existant dans l’intérieur de la montagne. Il est dit que l’on sent les montres s’arrêter, la voiture freiner à certains endroits et comme se sentir enlever vers le haut de la montagne. Il existe de vrais mystères au mont de Sintra… »
« On ne quitte pas Venise…on s’en arrache », notait avec une troublante amertume François Mauriac. Ainsi des pages généreusement illustrées de cette « Venise de Hugo Pratt », que tout l’art de Joël Gregogna est de faire chuchoter par la voix d’un Corto de vignettes. Mais vous pouvez aussi prolonger le plaisir : jusqu’au 13 juillet, le Musée de la Franc-Maçonnerie, 16 rue Cadet à Paris, expose « Corto Maltese et les secrets de l’initiation », un voyage en forme de tour d’horizon autour d’une quarantaine d’œuvres originales, et des pièces uniques comme le tablier ou le cordon maçonnique de Frère Pratt ! Encore une question. Saviez-vous que le tissu de vos nuits est fait de la trame de vos rêves ?
(« La Venise de Hugo Pratt » de Joël Gregogna, éditions Dervy, sortie Mars 2012, 316 pages, 26 €)
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