Dans la tradition de la Lettre
Fruit de la haute pensée et du grand savoir-faire de la tradition monachiste aux 8e et 9e siècles, « Le Livre de Kells » rayonne depuis le Trinity College de Dublin jusqu’à nous. Autrement connu sous son nom de « Grand Evangéliaire de saint Colomba », ce livre est une pièce maîtresse du christianisme irlandais et de la culture celtique. De fait, il appartient à chacun de continuer à s’émerveiller sur ses pages somptuaires. Exécuté avec la foi et l’esprit affûté qui caractérisent les scribes d’abbaye, le volume se touche du regard. Rédigé en latin d’après la Vulgate (avec toutefois nombre libertés prises d’avec le texte de Jérôme), le texte original subit ici un adornement constant, témoignage d’un travail acharné par ses auteurs-artisans, aussi bien que d’un talent au sommet de l’ère des enlumineurs par des moines pour qui la créativité est offrande au Divin, et dont la dévotion abîmée dans l’Art a valeur de prière. Ainsi nous ont-ils livrés, par-delà le temps et l’espace, l’une des plus belles pièces, plaisante à l’œil et belle pour l’âme, qui s’inscrit dans la tradition abbatiale de la Lettre. En effet, ce texte est des plus fameux. Il s’agit des quatre Evangiles du Nouveau Testament. Dès lors, les quatre récits néotestamentaires se prêtent à toutes les audaces imagières, les symboles mystiques affluent. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un livre qui nous parle ?
« Le Livre de Kells », perle de l’enluminure médiévale occidentale, ne se résume pourtant pas à son canon. Les œuvres canoniques de la période, auront souvent servi de prétexte à rabâcher, répéter la doxa chrétienne jusqu’à plus soif, sous prétexte de préservation des écritures sacrées à travers reproductions et avatars. Or, il semble que l’Evangéliaire de Kells aura d’emblée eu vocation de pur symbole. Livre-objet et livre-art, ses grandes dimensions, son poids conséquent et sa couverture originelle incrustée de pierres précieuses le rendaient bien peu maniable, donc destiné au rang des objets sacramentels, ironiquement, non conçu pour être feuilleté et retourné dans tous les sens ! Sa version récemment parue s’avère plus pratique, pour un poids de 256 pages, contenant plus de 80 folios reproduits en taille réelle sur les 340 que compte le manuscrit. Publié en français, l’ouvrage s’accompagne de notes et d’explications signées Bernard Meehan, qui fut Directeur de la conservation des manuscrits au Trinity College de Dublin, et auteur de plusieurs livres sur le sujet.
A l’image de la Foi
Mais, là où cette publication pousse plus loin l’éclairage, c’est dans la description détaillée de son iconographie. L’ornementation est ici au service de l’humilité scripturaire. Foin d’or, foin d’argent ! Malgré l’ampleur du travail entrepris et l’aura de prestige posthume poursuivi, les enlumineurs ont volontairement négligé l’usage de la feuille d’or, ou le recours à la feuille argentée… Dessiné dans un style typographique insulaire, « Le Livre de Kells » utilise une large palette de couleurs. Des pigments importés des quatre coins du globe, réunis dans ces « villages-mondes » qu’étaient les abbayes à l’apogée de leur rayonnement et de leur influence : du noir issu des bougies, du rouge tiré du réalgar, du jaune de l’orpiment, du vert extrait de la malachite broyée, du bleu « lapis » d’Afghanistan. Autant de teintures, de textures mixées entre elles avec science. A l’instar des calligraphies sinisantes, ou des tughra moyen-orientaux, les enluminures prennent l’apparence de tapisseries. Elles se déploient au cœur de la page, de sorte que l’écriture, devenue illisible, passe au second plan.
L’un des meilleurs exemples de cela reste, illustrant l’Evangile de Matthieu, le monogramme « Christ », abrégé traditionnellement par deux lettres grecques, Chi et Rhô. Entrelacé de faunes et de flores, le monogramme de l’Incarnation emphase un labyrinthe géométrique crypté, comme une serrure byzantine qui s’ouvre d’un tour du regard de celui qui y pose ses yeux… Aussi complexes que soient ces figures dans leur exécution, c’est leur simplicité qui les fait s’admirer. L’évidence de leurs formes relève de l’inspiration transcendante divine. Elles resplendissent par tous les pores de la feuille, habitées de la Foi placée en elles par ceux, sublimes anonymes, qui en ont eu la fulgurance du tracé comme de la composition. Lisez, relisez ce livre d’art miraculeux qui vous fera ressortir heureux sans préjudice, libre enfin. Si les livres libèrent, « Le Livre de Kells » dans cette version de référence nous touche de ses ailes.
(« Le Livre de Kells », éditions Citadelles & Mazenod, de Bernard Meehan, 275 ill. couleur, sortie septembre 2020, 256 pages, 69€ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur)