« Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré » – Héraclite

Bien qu’ils ne fussent ni de la même langue ni du même monde ni du même âge, cette correspondance rapproche deux écrivains aux tempéraments différents, façonnés au plus profond d’une pierre brute, l’âme d’une blessure sans retour et qui pousse les hommes à côtoyer les tréfonds de l’inacceptable :

« De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec son sang. Écris avec ton sang : et tu verras que le sang est esprit. » – Ainsi parlait Zarathoustra, partie I, chapitre Lire et écrire, Friedrich Nietzsche.

Mais, les poètes ne sont à la hauteur de leur vision que si dire le monde, la poésie, coïncide avec le fruit du silence. La possibilité de laisser à l’aboiement de la vie, le témoignage de l’autre, rebelle et solitaire ; d’un monde, celui des contradictions, trempé pour toujours dans la parole des multiples épreuves.

Une parole en action en somme, où parfois agir consiste à ne pas agir, où parfois la parole se donne le pouvoir de tuer la mort, comme pour clamer peut-être dans ce non-retour des âmes, dans les méandres et les ravines sanglantes du siècle, le murmure des corps privés de leur propre mort.

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Double composante, dans l’écriture des deux auteurs, celle de l’érotisme, est essentielle dans les offices du renouvellement de la parole littéraire. Leurs relations avec les femmes, tiennent une place importante et partagent tous deux la même exigence sur leurs arts : « Ils congédient l’expérience vécue dans le sens où ils ne se destinent qu’à véhiculer sa forme métamorphosée. »

La correspondance de Paul Celan et René Char, publiée aux éditions Gallimard et présentée par Bertrand Badiou, est comme un album photo de famille : « Morceaux de sommeil, coins poussés dans le nulle part : nous restons égaux à nous-mêmes, l’étoile ronde manœuvrée, alentour, nous approuve. » – Paul Celan à René Char. Seuls, les poèmes suffisent, car c’est avec la vie qu’ils s’écrivent et constituent pour eux-mêmes la seule biographie acceptable.

C’est donc à travers un filtre complémentaire, celui de la correspondance des deux auteurs, enrichi des échanges épistolaires de René Char avec Gisèle Celan-Lestrange à la mort de Paul Celan et d’un appendice chronologique largement documenté, que l’ouvrage complète notre compréhension de leur relation complexe, tant du point de vue de la création que de leurs relations personnelles, de leur amitié. Et ce malgré l’affaire Goll, les crises et les hospitalisations de Celan.

1959 est l’année de la première grave crise entre les deux hommes.

« René Char ! Je voudrais vous dire, en ce moment, qui est celui de votre peine, quelle est ma peine. Le temps s’acharne contre ceux qui osent être humain – c’est le temps de l’anti-humain. Vivants, nous sommes morts, nous aussi. Il n’y a pas de ciel de Provence ; il y a la terre, béante et sans hospitalité ; il n’y a qu’elle. Point de consolation, point de mots. La pensée – c’est une affaire des dents. Un mot simple que j’écris : cœur. Un chemin simple celui-là. René Char, il y a ce chemin-là, c’est le seul, ne le quittez pas.

Ai-je le droit de vous dire ceci ? Je ne sais. Je vous le dis. Ajoutez-y un mot ou un silence.

Je vous adresse ces mots – qui sont des mots – après la mort d’Albert Camus. Soyez vrai, toujours. » – Paul Celan à René Char, le 6 janvier 1960.

Une annotation dans un agenda, inscrite sur le papier jauni du temps, une dernière rencontre entre les deux hommes le 21 novembre 1967, mais on ne sait rien de ce probable rendez-vous. René Char fait un dernier envoi de lettre en octobre 1968, mais nulle trace de réponse à cet ultime envoi.

Il faudra attendre la disparition du poète en avril 1970 pour que René Char sorte de son silence. Ou, comme le souligne Bertrand Badiou dans la préface que Char, au début de 1974, confiera à Gisèle Celan-Lestrange, l’unique version connue d’une pensée pour Paul Celan, écrite au lendemain de sa mort et qui préfigure celle écrite le jour de la mort de Heidegger, le 26 mai 1976 :

Sans date – Les matinaux, de René Char à Paul Celan : « Le vrai secours vient dans le vague ».

D’où vient cette pensée muette ?

Une critique,

dans l’intervalle des empreintes

laissées au souffle,

sur le sable brun et mouillé du rivage ?

 

Un embrun qui dis-cerne

L’éphémère dans l’inconnu

du Monde qui habite

Le cœur des hommes !

 

Une respiration qui sans cesse

fait vivre le flux des marrées,

écume

de l’existence !

 

Laissez-vous porter par le rythme des correspondances,

avançant peu à peu sur le sol du silence.

À chacun sa parole,

langues des songes…

(« Paul Celan, René Char : Correspondance (1954-1968) », édition établie, présentée et annotée par Bertrand Badiou, éditions Gallimard, Coll. Blanche, sortie octobre 2015, 336 pages, 28€)