Polanski et Scorsese se sont-ils donnés le mot ? Il y en a d’autres des chocs… plein d’autres, presque trop, ce qui, à un moment, peut paraître surcharge de la narration : à force de jouer sur les nerfs du spectateur, Scorsese les « sature » en quelque sorte, jusqu’à installer un sentiment de banalisation de l’incertitude et de l’horreur inattendue. L’effet est évidemment voulu : banaliser l’inquiétude pour accroître le choc de la vérité.

Il faut dire (il faut bien !) d’abord que Shutter Island est un film somptueux et magistralement dirigé, porté par un Leonardo Di Caprio gigantesque, habité, génial. J’avais lu en 2003 le livre de Dennis Lehane. Assez bien. Martin Scorsese en fait un film immense.

C’est un thriller. Ah bon, tout le monde vous l’a dit ? A la fois film policier et thriller paranoïaque, où s’entrecroisent les cauchemars réels et les cauchemars de la folie.

On vous l’a dit, c’est un thriller. « A la Hitchcock » nous dit une grande partie de la critique. A cause de la rencontre psychose/violence ? Bof ! L’écriture de Scorsese n’a rien à voir avec l’univers hitchcockien… On pense surtout à Stanley Kubrick (Shining est sans cesse présent) et à Roman Polanski (Décidément ! Jamais on n’a été dans des univers aussi proches de Répulsion, de Rosemary’s Baby, du Locataire). Et Scorsese déploie tout son savoir-faire : caméra vertigineuse, montage millimétré à couper le souffle, et cette magnifique obsession à filmer les acteurs en gros plan et en décalant légèrement la caméra vers le bas. L’univers de Scorsese est écrasant, au sens physique du terme. Revoyez Goodfellas (Les Affranchis), c’est un récital du genre !

C’est un thriller, on vous l’a dit.

Sauf que… Si c’est un thriller, et c’en est assurément un, il n’est pas écrit seulement dans la trame d’une fiction bien ficelée, d’une histoire à rebondissements, de secrets enfouis dans la mémoire des personnages et qui se révèlent peu à peu, jusqu’à découvrir l’incroyable vérité.

Shutter-island_le-mot-la-chose_01

Le fil infernal qui mène le personnage central (un jeune flic, Teddy Daniels) ne prend pas seulement source dans un drame familial épouvantable qui l’a fait basculer dans la folie. Car ce drame a lui-même une source : le héros de l’histoire a sombré, au début des années 50, dans l’alcoolisme, délaissant sa femme qui, elle, s’enfonce dans la folie. Or l’alcoolisme de Teddy est sa manière de gérer l’impossible : le souvenir qui le hante de la libération de Dachau par les Américains en 45, alors qu’il était soldat et l’un des premiers témoins de l’indicible. Ça donne une toute autre dimension au film. La folie du héros, celle qui l’assaille depuis deux ans, c’est une effroyable culpabilité. Celle d’être arrivé en retard un jour chez lui et d’y avoir trouvé ses trois enfants assassinés par leur mère, devenue folle, et d’avoir alors tué sa femme, au cœur du désespoir qui l’écrasait.

Shutter-island_le-mot-la-chose_02

Ça c’est la narration première. En fait, comme une image lancinante et obsessionnelle, Teddy Daniels voit sans cesse sa fille aînée morte (image qui rappelle terriblement les petites filles mortes du Shining de Kubrick) qui lui dit : « Why didn’t you come sooner to save us all ? » (« Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt pour nous sauver ? ») Et là, le sens même du film bascule. Car c’est à l’autre drame, le pire de sa vie, que Teddy est ramené. L’horreur familiale, privée, se fait écho assourdissant de l’expérience humaine la plus épouvantable qui se puisse imaginer : la libération de Dachau et la découverte, hallucinée, du cauchemar le plus inouï de l’histoire humaine, les monceaux de cadavres assemblés en sinistres collines, les fours crématoires encore fumants, le regard d’outre-tombe des yeux des survivants. Et, planant sur ces souvenirs ravageants de la Nuit infernale cette phrase lancinante : « Why did’nt you come sooner to save us all ? »

Scorsese ne parle plus de sa narration. Il ne parle plus de Teddy Daniels et de son cauchemar familial. Il parle du traumatisme post-Shoah de l’Amérique, et au-delà de l’Amérique, du monde entier. Pourquoi n’y sont-ils pas allés plus tôt pour les sauver tous ?

Oui, Shutter Island est un thriller. Mais c’est le thriller du thriller le plus inimaginable de l’histoire humaine : des hommes ont fait ça à des hommes ! Et des soldats américains (russes en d’autres endroits) ont vu ça les premiers et l’Amérique ne peut oublier l’horreur et la culpabilité qui va avec ! On se rappelle le visage déformé par l’incrédulité du général Eisenhower découvrant le camp d’Ohrdruf. On se rappelle les soldats américains obligeant les habitants de Buchenwald à visiter le camp encore rempli de ses cadavres et de ses morts-vivants. La culpabilité de Teddy Daniels c’est celle du monde de l’après-Shoah. Et alors on pense à Samuel Fuller, le grand cinéaste américain et qui, tiens quel hasard, est le cinéaste de référence de Scorsese, son modèle revendiqué !

Shutter-island_le-mot-la-chose_03

Samuel Fuller, caméra en mains, était un de ces jeunes GI’s chargés de filmer les premières images des camps. Fuller l’a filmée deux fois. La première, c’était lors de la découverte des camps. Il avait filmé la sortie des corps, les réactions des soldats, des villageois. C’était à Falkenau, Fuller découvrait en même temps qu’il filmait : derrière l’œilleton, comme protégé, il ne pouvait encore saisir toute la dimension de l’horreur qu’il avait sous les yeux. Ces images, Fuller a mis longtemps avant de pouvoir les montrer. Et un jour il l’a fait dans un film inoubliable, en 1980, The Big Red One. C’est là que Scorsese a pioché dans sa mémoire de grand cinéphile les images récurrentes de Shutter Island.

Ce film est écrit en abyme : un cauchemar en cache un autre ou plutôt en réveille un autre. En pire.

Shutter Island est un « polar » de l’après-Shoah. C’est ce qui donne à ce film sa charge continue de peur. Ce que Scorsese nous dit, c’est qu’aucun thriller, si terrifiant soit-il, n’atteindra jamais la terreur que l’histoire des hommes a réellement engendrée.

(Images extraites du film et du tournage « Shutter Island » de Martin Scorsese, 2010)

tagged in Alfred Hitchcock, auteurs à succès, auteurs adaptés au cinéma, auteurs célèbres, auteurs de polars, auteurs de polars américains, auteurs les plus connus, auteurs les plus lus, auteurs les plus vendus, bipolarisme, bipolarité, camps de la mort, cinéma, critique de films, critique films, dennis lehane avis, dennis lehane bibliographie, dennis lehane ils vivent la nuit, dennis lehane ils vivent la nuit critique, dennis lehane ils vivent la nuit poche, dennis lehane livres, dennis lehane mystic river, dennis lehane poche, dennis lehane polars, dennis lehane shutter island, dennis lehane thriller, dieu juif, écrivains adaptés au cinéma, écrivains américains, émotion et psychothérapie, enseignement juif, étude psychologique roman, film psycho, film psychologique, films folie, films thriller, guillaume canet adaptation livres cinéma, ils vivent la nuit dennis lehane, ils vivent la nuit rivages thriller, juif marrane définition, kabbale juive, La Cause Littéraire, la folie littérature, la folie philosophie, leinardo di caprio martin scorsese, Léon marc Levy, Léon Marc Levy critique, Léon Marc Levy la cause littéraire, leonardo di caprio, leonardo di caprio actor, leonardo di caprio filmographie, leonardo di caprio films, leonardo di caprio movies, leonardo dicaprio, leonardo dicaprio films, littérature américaine, livres à succès, livres folie, livres thriller, loi juif, magie anges et démons dans la tradition juive, magie juive, martin scorsese, martin scorsese filmographie, martin scorsese films, martin scorsese goodfellas, martin scorsese les affranchis, martin scorsese movies, martin scorsese shutter island, Michel Host la cause littéraire, polars, polars 2015, polars américains, polars historiques, psycho, psychologie, roman américain, roman identité juive, Roman Polanski, roman polar, roman psychologique, roman question juive, roman thriller, romanciers adaptés au cinéma, samuel fuller, scorsese, scorsese dicaprio, scorsese film, shoah, shutter island, shutter island film, shutter island fin, shutter island leonardo di caprio, shutter island martin scorsese, shutter island scorsese, Stanley Kubrick, thriller, thriller cinéma, thriller film, thriller genre, thriller genre cinéma, thriller genre littéraire, thriller psychologique, thrillers, thrillers livres, tradition juive, tradition juive naissance, traditions et coutumes juives, traditions juives, traditions religieuses juives, traumatisme, traumatisme guerre, usa